Seul Dieu a le pouvoir d’ôter les voiles de vos yeux, et vous ne trouverez pas de réponses ici, à moins qu'Il ne le veuille.

17 juin 2020

Réalisation ascendante et descendante


Dans la réalisation totale de l’être, il y a lieu d’envisager l’union de deux aspects qui correspondent en quelque sorte à deux phases de celle-ci, l’une « ascendante » et l’autre « descendante ».
La considération de la première phase dans laquelle l’être, parti d’un certain état de manifestation, s’élève jusqu’à l’identification avec son principe non-manifesté, ne peut soulever aucune difficulté, puisque c’est là ce qui, partout et toujours, est expressément indiqué comme le processus et le but essentiel de toute initiation, celle-ci aboutissant à la « sortie du cosmos », comme nous l’avons expliqué dans de précédents articles, et, par suite, à la libération des conditions limitatives de tout état particulier d’existence. Par contre, pour ce qui est de la seconde phase, celle de « redescente » dans le manifesté, il semble qu’il n’en soit parlé que plus rarement et, dans bien des cas, d’une façon moins explicite, parfois même, pourrait-on dire, avec une certaine réserve ou une certaine hésitation, que les explications que nous nous proposons de donner ici permettront d’ailleurs de comprendre ; c’est sans doute pourquoi elle donne lieu facilement à des malentendus, soit que l’on regarde à tort cette façon d’envisager les choses comme plus ou moins exceptionnelle, soit qu’on se méprenne sur le véritable caractère de la « redescente » dont il s’agit.

Nous considérerons tout d’abord ce qu’on pourrait appeler la question de principe, c’est-à-dire la raison même pour laquelle toute doctrine traditionnelle, pourvu qu’elle se présente sous une forme vraiment complète, ne peut pas, en réalité, envisager les choses autrement ; et cette raison pourra être comprise sans difficultés si l’on se reporte à l’enseignement du Vêdânta sur les quatre états d’Âtmâ, tels qu’ils sont décrits notamment dans la Mândûkya Upanishad (1). 
En effet, il n’y a pas seulement les trois états qui sont représentés dans l’être humain par la veille, le rêve et le sommeil profond, et qui correspondent respectivement à la manifestation corporelle, à la manifestation subtile et au non-manifesté ; mais, au-delà de ces trois états, donc au-delà du non-manifesté lui-même, il en est un quatrième, qui peut être dit « ni manifesté ni non-manifesté », puisqu’il est le principe de l’un et de l’autre, mais qui aussi, par là même, comprend à la fois le manifesté et le non-manifesté. Or, bien que l’être atteigne réellement son propre « Soi » dans le troisième état, celui du non manifesté, ce n’est cependant pas celui-ci qui est le terme ultime, mais le quatrième, en lequel seul est pleinement réalisée l’« Identité Suprême », car Brahma est à la fois « être et non-être » (sadasat), « manifesté et non-manifesté » (vyaktâvyakta), « son et silence » (shabdâshabda), sans quoi il ne serait pas véritablement la Totalité absolue ; et, si la réalisation s’arrêtait au troisième état, elle n’impliquerait que le second des deux aspects, celui que le langage ne peut exprimer que sous une forme négative.

 Ainsi, comme le dit M. Ananda K. Coomaraswamy dans une récente étude (2), « il faut être passé au-delà du manifesté (ce qui est représenté par le passage « au-delà du Soleil ») pour atteindre le non-manifesté (l’« obscurité » entendue en son sens supérieur), mais la fin dernière est encore au-delà du non-manifesté ; le terme de la voie n’est pas atteint tant qu’Âtmâ n’est pas connu à la fois comme manifesté et non-manifesté » ; il faut donc, pour y parvenir, passer encore « au-delà de l’obscurité », ou, comme l’expriment certains textes, « voir l’autre face de l’obscurité ». Autrement, Âtmâ peut « briller » en soi-même, mais ne « rayonne » pas ; il est identique à Brahma, mais dans une seule nature, non dans la double nature qui est comprise en Son unique essence (3).

(1) Voir L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, ch. XII à XVII.

(2) Notes on the Katha Upanishad, 3ème partie.

(3) Cf. Brihad Âranyaka Upanishad, II, 3.

Ici, il est nécessaire de prévenir une objection possible : on pourrait, en effet, faire remarquer qu’il n’y a aucune commune mesure entre le manifesté et le non-manifesté, de telle sorte que le premier est comme nul vis-à-vis du second, et, en outre, que le non-manifesté, étant déjà en lui-même le principe du manifesté, doit dès lors le contenir d’une certaine façon. 

Tout cela est parfaitement vrai, certes, mais il ne l’est pas moins que le manifesté et le non-manifesté, tant qu’on les envisage ainsi, apparaissent encore en un sens comme deux termes entre lesquels il existe une opposition ; et cette opposition, même si elle n’est qu’illusoire (comme d’ailleurs toute opposition l’est au fond), n’en doit pas moins être finalement résolue ; or elle ne peut l’être qu’en passant au-delà de l’un et de l’autre de ses deux termes. D’autre part, si le manifesté ne peut pas être dit réel au sens absolu de ce mot, il n’en possède pas moins en lui-même une certaine réalité, relative et contingente sans doute, mais qui est pourtant une réalité à quelque degré, puisqu’il n’est pas un pur néant, et qu’il serait même inconcevable qu’il le fût, car cela l’exclurait de la Possibilité universelle. On ne peut donc pas dire, en définitive, que le manifesté soit strictement négligeable, bien qu’il paraisse tel au regard du non-manifesté, et que ce soit peut-être même là une des raisons pour lesquelles ce qui s’y rapporte, dans la réalisation, peut se trouver parfois moins en évidence et comme rejeté dans l’ombre. Enfin, si le manifesté est compris en principe dans le non-manifesté, c’est en tant qu’ensemble des possibilités de manifestation, mais non pas en tant que manifesté effectivement ; pour qu’il soit compris aussi sous ce dernier rapport, il faut remonter, comme nous l’avons dit, au principe commun du manifesté et du non-manifesté, qui est vraiment le Principe suprême dont tout procède et en lequel tout est contenu ; et il faut qu’il en soit ainsi, comme on le verra mieux encore par la suite, pour qu’il y ait réalisation pleine et totale de l’« Homme universel ».

Maintenant, une autre question se pose : d’après ce que nous venons de dire, il s’agit là d’étapes différentes dans le parcours d’une seule et même voie, ou, plus exactement, d’une étape et du terme final de cette voie, et il est bien évident qu’il doit en être ainsi en effet, puisque c’est la réalisation qui se continue par là jusqu’à son achèvement ultime ; mais alors comment peut-on parler en cela, comme nous le faisions tout d’abord, d’une phase « ascendante » et d’une phase « descendante » ? Il va de soi que, si ces deux représentations sont légitimes l’une et l’autre, elles doivent, pour n’être pas contradictoires, se rapporter à des points de vue différents ; mais, avant de voir comment elles peuvent effectivement se concilier, nous pouvons déjà remarquer que, en tout cas, cette conciliation n’est possible qu’à la condition que la « redescente » ne soit aucunement conçue comme une sorte de « régression » ou de « retour en arrière », ce qui, du reste, serait incompatible aussi avec le fait que tout ce qui est acquis par l’être au cours de la réalisation initiatique l’est d’une façon permanente et définitive. Il n’y a donc là rien de comparable à ce qui se produit dans le cas des « états mystiques » passagers, tels que l’« extase », après lesquels l’être se retrouve purement et simplement dans l’existence humaine terrestre, avec toutes les limitations individuelles qui la conditionnent, ne gardant de ces états, dans sa conscience actuelle, qu’un reflet indirect et toujours plus ou moins imparfait (4). Il est à peine besoin de dire que la « redescente » en question n’est pas davantage assimilable à ce qui est désigné comme la « descente aux Enfers » ; celle-ci prend place, comme on le sait, préalablement au début même du processus initiatique proprement dit, et, en épuisant certaines possibilités inférieures de l’être, elle joue un rôle « purificatoire » qui n’aurait manifestement plus aucune raison d’être par la suite, et surtout au niveau auquel se réfère ce dont il s’agit présentement. Ajoutons encore, pour ne passer sous silence aucune des équivoques possibles, qu’il n’y a là absolument rien de commun avec ce qu’on pourrait appeler une « réalisation à rebours », qui n’aurait de sens que si elle prenait cette direction « descendante » à partir même de l’état humain, mais dont le sens, alors, serait proprement « infernal » ou « satanique », et qui, par conséquent, ne pourrait relever que du domaine de la « contre-initiation » (5).

(4) Il convient d’ajouter, à ce propos, que quelque chose de semblable peut aussi avoir lieu dans un autre cas que celui des « états mystiques », cas qui est celui d’une réalisation métaphysique véritable, mais demeurée incomplète et encore virtuelle ; la vie de Plotin en offre un exemple qui est sans doute le plus connu. Il s’agit alors, dans le langage du taçawwuf islamique, d’un hâl ou état transitoire qui n’a pas pu être fixé et transformé en maqâm, c’est-à-dire en « station » permanente, acquise une fois pour toutes, quel que soit d’ailleurs le degré de réalisation auquel elle correspond.

(5) Le parcours d’une telle voie « descendante », avec toutes les conséquences qu’il implique, ne peut même être envisagé effectivement, dans toute la mesure où il est possible, que dans le cas extrême des awliyâ es-Shaytân (cf. Le Symbolisme de la Croix, p. 186).

Cela dit, il devient facile de comprendre que le point de vue où la réalisation tout entière apparaît comme le parcours d’une voie en quelque sorte « rectiligne » est celui de l’être même qui l’accomplit, puisque, pour cet être, il ne saurait jamais être question de revenir en arrière et de rentrer dans les conditions de quelqu’un des états qu’il a déjà dépassés. Quand au point de vue où cette même réalisation prend l’aspect des deux phases « ascendante » et « descendante », il n’est en somme que celui sous lequel elle peut apparaître aux autres êtres, qui l’envisagent en demeurant eux-mêmes enfermés dans les conditions du monde manifesté ; mais on peut encore se demander comment un mouvement continu peut revêtir ainsi, ne fût-ce qu’extérieurement, l’apparence d’un ensemble de deux mouvements se succédant dans des directions opposées. Or, il existe une représentation géométrique qui permet de s’en faire une idée aussi claire que possible : si l’on considère un cercle placé verticalement, le parcours d’une des moitiés de la circonférence sera « ascendant », et celui de l’autre moitié sera « descendant », sans pourtant que le mouvement cesse jamais d’être continu ; de plus, il n’y a dans le cours de ce mouvement aucun « retour en arrière », puisqu’il ne repasse pas par la partie de la circonférence qui a été déjà parcourue. Il y a là un cycle complet, mais, si l’on se souvient qu’il ne saurait exister de cycles réellement fermés, ainsi que nous l’avons expliqué en d’autres occasions, on se rend compte par là même que ce n’est qu’en apparence que le point d’aboutissement coïncide avec le point de départ ou, en d’autres termes, que l’être revient à l’état manifesté dont il était parti (apparence qui existe pour les autres, mais qui n’est point la « réalité » de cet être) ; et, d’autre part, cette considération du cycle est ici d’autant plus naturelle que ce dont il s’agit a sa correspondance « macrocosmique » exacte dans les deux phases d’« aspir » et d’« expir » de la manifestation universelle. Enfin, on peut remarquer qu’une ligne droite est la « limite », au sens mathématique de ce mot, d’une circonférence qui croît indéfiniment ; la distance parcourue dans la réalisation (ou plutôt ce qui est figuré par une distance quand on emploie le symbolisme spatial) étant véritablement au-delà de toute mesure assignable, il n’y a en réalité aucune différence entre le parcours de la circonférence dont nous venons de parler et celui d’un axe qui demeure toujours vertical dans toutes ses parties successives, ce qui achève de réconcilier les représentations correspondant respectivement aux deux points de vue « intérieur » et « extérieur » que nous avons distingués.

Nous pensons qu’on peut dès maintenant, par ces diverses considérations, comprendre suffisamment le vrai caractère de la phase « descendante » ou apparemment telle ; mais il reste encore à se demander ce que peut être, sous le rapport de la hiérarchie initiatique, la différence entre la réalisation arrêtée à la phase « ascendante » et celle qui comprend en outre la phase « descendante », et c’est là surtout ce que nous aurons à examiner plus particulièrement par la suite.

Tandis que l’être qui demeure dans le non-manifesté a accompli la réalisation uniquement « pour soi-même », celui qui « redescend » ensuite, au sens que nous avons précisé précédemment, a dès lors, par rapport à la manifestation, un rôle qu’exprime le symbolisme du « rayonnement » solaire par lequel toutes choses sont illuminées. Dans le premier cas, comme nous l’avons déjà dit, Âtmâ « brille » sans « rayonner » ; mais il faut cependant dissiper ici encore une équivoque : on parle trop fréquemment, à cet égard, d’une réalisation « égoïste », ce qui est un véritable non-sens, puisqu’il n’y a plus d’ego, c’est-à-dire d’individualité, les limitations qui constituent celle-ci comme telle ayant été nécessairement abolies, et de façon définitive, pour que l’être puisse « s’établir » dans le non-manifesté. Une telle méprise implique évidemment une confusion grossière entre le « Soi » et le « moi » ; nous avons dit que cet être a réalisé « pour soi-même », et non pas « pour lui-même », et c’est là, non pas une simple question de langage, mais une distinction tout à fait essentielle quant au fond même de ce dont il s’agit. Cette remarque faite, il n’en reste pas moins, entre les deux cas, une différence dont la véritable portée peut être mieux comprise en se référant à la façon dont diverses traditions envisagent les états qui y correspondent, car même si la réalisation « descendante », en tant que phase du processus initiatique, n’est généralement indiquée que d’une façon plus ou moins enveloppée, on peut cependant trouver facilement des exemples qui la supposent très nettement et sans aucun doute possible.

Pour prendre tout d’abord l’exemple qui est peut-être le plus connu, sinon le mieux compris habituellement, la différence dont il s’agit est, en somme, celle qui existe entre le Pratyêka-Buddha et le Bodhisattwa (6) ; et il est particulièrement important à cet égard, de remarquer que la voie qui a pour terme le premier de ces deux états est désignée comme une « petite voie » ou, si l’on veut, une « moindre voie » (hînayâna), ce qui implique qu’elle n’est pas exempte d’un certain caractère restrictif, tandis que c’est celle qui conduit au second qui est considérée comme étant véritablement la « grande voie » (mahâyâna), donc celle qui est complète et parfaite sous tous les rapports. Ceci permet de répondre à l’objection qui pourrait être tirée du fait que, d’une façon générale, l’état de Buddha est regardé comme supérieur à celui de Bodhisattwa ; dans le cas du Pratyêka-Buddha, cette supériorité ne peut être qu’apparente, et elle est due surtout au caractère d’« impassibilité » que, apparemment aussi, n’a pas le Bodhisattwa ; nous disons apparemment, parce qu’il faut distinguer en cela entre la « réalité » de l’être et le rôle qu’il a à jouer par rapport au monde manifesté, ou, en d’autres termes, entre ce qu’il est en soi et ce qu’il paraît être pour les êtres ordinaires ; nous retrouverons d’ailleurs la même distinction à faire dans des cas appartenant à d’autres traditions. Il est vrai que, exotériquement, le Bodhisattwa est représenté comme ayant encore une dernière étape à franchir pour atteindre l’état de Buddha parfait ; mais, si nous disons exotériquement, c’est que, précisément, cela correspond à la façon dont les choses apparaissent quand elles sont envisagées de l’extérieur ; et il faut qu’il en soit ainsi pour que le Bodhisattwa puisse remplir sa fonction, en tant que celle-ci est de montrer la voie aux autres êtres : il est « celui qui est allé ainsi » (tathâ-gata), et ainsi doivent aller ceux qui peuvent parvenir comme lui au but suprême ; il faut donc que l’existence même dans laquelle il accomplit sa « mission », pour être véritablement « exemplaire », se présente en quelque sorte comme une récapitulation de la voie. Quant à prétendre qu’il s’agit là réellement d’un état encore imparfait ou d’un moindre degré de réalisation, cela équivaut à perdre entièrement de vue le côté « transcendant » de l’être du Bodhisattwa ; ce qui est peut-être conforme à certaines interprétations « rationnelles » courantes, mais rend parfaitement incompréhensible tout le symbolisme concernant la vie du Bodhisattwa et qui lui confère, depuis son début même, un caractère proprement « avatârique », c’est-à-dire la montre effectivement comme une « descente » (c’est le sens propre du mot avatâra) par laquelle un principe, ou un être qui représente celui-ci parce qu’il lui est identifié, est manifesté dans le monde extérieur, ce qui, évidemment, ne saurait en aucune façon altérer l’immutabilité du principe comme tel (7).

(6) Le cas du Pratyêka-Buddha est un de ceux auxquels les interprètes occidentaux appliquent le plus volontiers ce terme d’« égoïsme » dont nous venons de signaler l’absurdité.

(7) On pourrait encore dire qu’un tel être, chargé de toutes les influences spirituelles inhérentes à son état transcendant, devient le « véhicule » par lequel ces influences sont dirigées vers notre monde ; cette « descente » des influences spirituelles est indiquée assez explicitement par le nom d’Avalokitêshwara, et elle est aussi une des significations principales « bénéfiques » du triangle inversé. – Ajoutons que c’est précisément avec cette signification que le triangle inversé est pris comme symbole des plus hauts grades de la Maçonnerie écossaise ; dans celle-ci, d’ailleurs, le 30ème degré étant regardé comme nec plus ultra, doit logiquement marquer par là même le terme de la « montée », de sorte que les degrés suivants ne peuvent plus se référer proprement qu’à une « redescente », par laquelle sont apportées à toute l’organisation initiatique les influences destinées à la « vivifier » ; et les couleurs correspondantes, qui sont respectivement le noir et le blanc, sont encore très significatives sous le même rapport.

Dans la tradition islamique, ce que nous venons de dire a son équivalent dans une très large mesure, et en tenant compte de la différence des points de vue qui sont naturellement propres à chacune des diverses formes traditionnelles : cet équivalent se trouve dans la distinction qui est faite entre le cas du walî et celui du nabî. Un être peut n’être walî que « pour soi », s’il est permis de s’exprimer ainsi, sans en manifester quoi que ce soit à l’extérieur ; au contraire, un nabî n’est tel que parce qu’il a une fonction à remplir à l’égard des autres êtres ; et, à plus forte raison, la même chose est vraie du rasûl, qui est aussi nabî, mais dont la fonction revêt un caractère d’universalité, tandis que celle du simple nabî peut être plus ou moins limitée quant à son étendue et quant à son but propre (8). Il pourrait même sembler qu’il ne doive pas y avoir ici l’ambiguïté apparente que nous avons vue tout à l’heure à propos du Bodhisattwa, puisque la supériorité du nabî par rapport au walî est généralement admise et même regardée comme évidente ; et pourtant il a été parfois soutenu aussi que la « station » (maqâm) du walî est, en elle-même, plus élevée que celle du nabî, parce qu’elle implique essentiellement un état de « proximité » divine, tandis que le nabî, par sa fonction même, est nécessairement tourné vers la création ; mais, là encore, c’est ne voir qu’une des deux faces de la réalité, la face extérieure, et ne pas comprendre qu’elle représente un aspect qui s’ajoute à l’autre sans aucunement le détruire ni même l’affecter véritablement (9). En effet, la condition du nabî implique tout d’abord en elle-même celle du walî, mais elle est en même temps quelque chose de plus ; il y a donc, dans le cas du walî, une sorte de « manque » sous un certain rapport, non pas quant à sa nature intime, mais quant à ce qu’on pourrait appeler son degré d’universalisation, « manque » qui correspond à ce que nous avons dit de l’être qui s’arrête au stade du non-manifesté sans « redescendre » vers la manifestation ; et l’universalité atteint sa plénitude effective dans le rasûl, qui ainsi est véritablement et totalement l’« Homme universel ».

(8) Le rasûl manifeste l’attribut divin d’Er-Rahmân dans tous les mondes (rahmatan lil-âlamin), et non pas seulement dans un certain domaine particulier. – On peut remarquer que, par ailleurs, la désignation du Bodhisattwa comme « Seigneur de compassion » se rapporte aussi à un rôle similaire, la « compassion » étendue à tous les êtres n’étant au fond qu’une autre expression de l’attribut de rahmah.

(9) Nous renverrons ici à ce qui a été dit sur la notion du barzakh, et qui permet de comprendre sans peine comment doivent être entendues ces deux faces de la réalité ; la face intérieure est tournée vers El-Haqq, et la face extérieure vers el-Khalq ; et l’être dont la fonction est de la nature du barzakh doit nécessairement unir en lui ces deux aspects, établissant ainsi un « pont » ou un « canal » par lequel les influences divines se communiquent à la création.

On voit nettement, dans des cas tels que ceux que nous venons de citer, que l’être qui « redescend » a, vis-à-vis de la manifestation, une fonction dont le caractère en quelque sorte exceptionnel montre bien qu’il ne s’y retrouve nullement dans une condition comparable à celle des êtres ordinaires ; aussi ces cas sont-ils ceux d’êtres qu’on peut dire « missionnés » au vrai sens de ce mot. En un certain sens, on peut dire aussi que tout être manifesté a sa « mission », si l’on entend simplement par là qu’il doit occuper sa place propre dans le monde et qu’il est ainsi un élément nécessaire de l’ensemble dont il fait partie ; mais il va de soi que ce n’est pas de cette façon que nous l’entendons ici, et qu’il s’agit d’une « mission » d’une tout autre portée, procédant directement d’un ordre transcendant et principiel et exprimant dans le monde manifesté quelque chose de cet ordre même. Comme la « redescente » présuppose la « montée » préalable, une telle « mission » présuppose nécessairement la parfaite réalisation intérieure ; il n’est pas inutile d’y insister, surtout à une époque où tant de gens s’imaginent trop facilement avoir des « missions » plus ou moins extraordinaires, qui faute de cette condition essentielle, ne peuvent être que de pures illusions.

Nous devons encore, après toutes les considérations que nous avons exposées jusqu’ici, insister sur un aspect de la « redescente » qui nous paraît expliquer, dans bien des cas, le fait que ce sujet est passé sous silence ou entouré de réticences, comme s’il y avait là quelque chose dont on répugne à parler nettement : il s’agit de ce qu’on pourrait appeler son aspect « sacrificiel ». Il doit être bien entendu, avant tout, que, si nous employons ici le mot de « sacrifice », ce n’est point dans le sens simplement « moral » qu’on lui donne vulgairement, et qui n’est qu’un des exemples de la dégénérescence du langage moderne, qui amoindrit et dénature toutes choses pour les abaisser à un niveau purement humain et les faire rentrer dans les cadres conventionnels de la « vie ordinaire »

Au contraire, nous prenons ce mot dans son sens véritable et originel, avec tout ce que celui-ci comporte d’effectif et même d’essentiellement « technique » ; il va de soi, en effet, que le rôle d’êtres tels que ceux dont il s’agit dans les cas que nous avons cités précédemment ne saurait avoir rien de commun avec l’« altruisme », l’« humanitarisme », la « philanthropie » et autres platitudes « idéales » célébrées par les moralistes, et qui non seulement sont trop évidemment dépourvues de tout caractère transcendant ou supra-humain, mais sont même parfaitement à la portée du premier profane venu (10).

(10) Nous tenons à préciser que ce que nous disons ici vise le point de vue spécifiquement moderne de la « morale laïque » ; même lorsque celle-ci ne fait en quelque sorte, comme il arrive souvent en dépit de ses prétentions, que « démarquer » des préceptes empruntés à la religion, elle les vide de toute signification réelle, en écartant tous les éléments qui permettaient de les relier à un ordre supérieur et, au-delà de l’exotérisme simplement littéral, de les transposer comme signes de vérités principielles ; et parfois même, tout en paraissant garder ce qu’on pourrait appeler la « matérialité » de ces préceptes, cette morale, par l’interprétation qu’elle en donne, va jusqu’à les « retourner » véritablement dans un sens antitraditionnel.

L’être ayant réalisé son identité avec Âtmâ, et sa « redescente » dans la manifestation, ou ce qui apparaît comme tel au point de vue de celle-ci, n’étant effectivement que la pleine universalisation de cette identité même, cet être n’est alors autre que « l’Âtmâ incorporé dans les mondes », ce qui revient à dire que la « redescente » n’est en réalité, pour lui, rien de différent du processus même de la manifestation universelle. Or, précisément, ce processus est souvent décrit traditionnellement comme un « sacrifice » : dans le symbole vêdique, c’est le sacrifice du Mahâ-Purusha, c’est-à-dire de l’« Homme universel », auquel, suivant ce que nous avons déjà dit, l’être dont il s’agit est effectivement identique ; et non seulement ce sacrifice primordial doit être entendu au sens strictement rituel, et non dans une acception plus ou moins vaguement « métaphorique », mais il est essentiellement le prototype même de tout rite sacrificiel (11).

Le « missionné », au sens où nous avons pris ce mot précédemment, est donc littéralement une « victime » ; il est d’ailleurs bien entendu que ceci n’implique nullement, d’une façon générale, que sa vie doive se terminer par une mort violente, puisque, en réalité, c’est cette vie même, dans tout son ensemble, qui est déjà la conséquence du sacrifice (12). On pourra remarquer immédiatement que c’est là que réside l’explication profonde des hésitations et des « tentations » qui, dans tous les récits traditionnels, et quelle que soit la forme plus spéciale qu’elles revêtent suivant les cas, sont attribuées aux Prophètes, et même aux Avatâras, lorsqu’ils se trouvent en quelque sorte mis en présence de la « mission » qu’ils ont à accomplir. Ces hésitations, au fond, ne sont autres que celles d’Agni à accepter de devenir le conducteur du « chariot cosmique » (13), ainsi que le dit M. Coomaraswamy dans l’étude que nous avons déjà citée, rattachant ainsi tous ces cas à celui de l’« Avatâra éternel », avec lequel ils ne font qu’un dans leur « vérité » la plus intérieure ; et, assurément, la tentation de demeurer dans la « nuit » du non-manifesté se comprend sans peine, car nul ne saurait contester que, en ce sens supérieur, « la nuit est meilleure que le jour » (14). M. Coomaraswamy explique aussi par là, et avec juste raison, le fait que Shankarâchârya s’efforce toujours visiblement d’éviter la considération de la « redescente », même lorsqu’il commente des textes dont le sens l’implique assez clairement ; il serait absurde en effet, dans un cas comme celui-là, d’attribuer une telle attitude à un défaut de connaissance ou à une incompréhension de la doctrine ; elle ne peut donc se comprendre que comme une sorte de recul devant la perspective du « sacrifice », et, par suite, comme une volonté consciente de ne pas soulever le voile qui dissimule « l’autre face de l’obscurité » ; et, en généralisant plus haut, la raison principale de la réserve qui est gardée habituellement sur cette question (15). On peut d’ailleurs y joindre, à titre de raison secondaire, le danger que cette considération mal comprise ne serve de prétexte à certains pour justifier en s’illusionnant eux-mêmes sur sa vraie nature un désir de « rester dans le monde », alors qu’il ne s’agit point d’y rester, mais, ce qui est tout différent, d’y revenir après en être déjà sorti, et que cette « sortie » préalable n’est possible que pour l’être en lequel ne subsiste plus aucun désir, non plus qu’aucune autre attache individuelle quelconque ; il faut avoir bien soin de ne pas se méprendre sur ce point essentiel, faute de quoi on risquerait de ne voir aucune différence entre la réalisation ultime et un simple début de réalisation arrêté à un stade ne dépassant même pas les limites de l’individualité.

(11) À ce propos, nous pouvons faire incidemment une remarque qui n’est pas sans importance : la vie de certains êtres, considérée selon les apparences individuelles, présente des faits qui sont en correspondance avec ceux de l’ordre cosmique et sont en quelque sorte, au point de vue extérieur, une image ou une reproduction de ceux-ci ; mais, au point de vue intérieur, ce rapport doit être inversé, car, ces êtres étant réellement le Mahâ-Purusha, ce sont les faits cosmiques qui véritablement sont modelés sur leur vie ou, pour parler plus exactement, sur ce dont cette vie est une expression directe, tandis que les faits cosmiques en eux-mêmes n’en sont qu’une expression par reflet. Nous ajouterons que c’est là aussi ce qui fonde dans la réalité et rend valables les rites institués par des êtres « missionnés », tandis qu’un être qui n’est rien de plus qu’un individu humain ne pourra jamais, de sa propre initiative, qu’inventer des « pseudo-rites » dépourvus de toute efficacité réelle.

(12) Il faut noter aussi que ce dont il s’agit n’a aucun rapport avec l’usage que certains mystiques font volontiers de ce mot de « victime » ou de celui d’« immolation » ; même dans les cas où ce qu’ils entendent par là a une réalité propre et ne se réduit pas à de simples illusions « subjectives », toujours possibles chez eux en raison de la « passivité » inhérente à leur attitude, c’est une réalité dont la portée ne dépasse aucunement l’ordre des possibilités individuelles.

(13) Rig-Vêda, X, 51.

(14) Cette expression a aussi son application, dans un autre ordre, au « rejet des pouvoirs » ; mais, tandis que cette attitude est non seulement justifiée, mais même la seule entièrement légitime, pour l’être qui, n’ayant aucune « mission » à remplir, n’a pas à paraître au dehors, il est évident que, au contraire, une « mission » serait inexistante comme telle si elle n’était manifestée extérieurement.

(15) Nous rappellerons, comme « illustration » de ce qui vient d’être dit, un fait dont le caractère historique ou légendaire importe peu à notre point de vue, car nous n’entendons lui donner qu’une valeur exclusivement symbolique : on raconte que Dante ne souriait jamais, et que les gens attribuaient cette tristesse apparente à ce qu’il « revenait de l’Enfer » ; n’aurait-il pas fallu en voir plutôt la véritable raison dans ce qu’il était « redescendu du Ciel » ?

Maintenant, pour revenir à l’idée du sacrifice, nous devons dire qu’elle comporte encore un autre aspect, qui est même celui qu’exprime directement l’étymologie du mot : « sacrifier », c’est proprement sacrum facere, c’est-à-dire « rendre sacré » ce qui est l’objet du sacrifice. Cet aspect ne convient pas moins ici que celui que l’on considère plus ordinairement, et que nous avions en vue tout d’abord en parlant de la « victime » comme telle ; c’est le sacrifice, en effet, qui confère aux « missionnés » un caractère « sacré », au sens le plus complet de ce terme. Non seulement ce caractère est évidemment inhérent à la fonction dont leur sacrifice est véritablement l’investiture ; mais encore, car cela aussi est impliqué dans le sens original du mot « sacré », c’est là ce qui fait d’eux des êtres « mis à part », c’est-à-dire essentiellement différents à la fois du commun des êtres manifestés et de ceux qui, étant parvenus à la réalisation du « Soi », demeurent purement et simplement dans le non-manifesté. Leur action, même lorsqu’elle est extérieurement semblable à celle des êtres ordinaires, n’a en réalité avec elle aucun rapport allant plus loin que cette simple apparence extérieure ; elle est, dans sa « vérité », nécessairement incompréhensible aux facultés individuelles, car elle procède directement de l’inexprimable. Ce caractère montre bien encore qu’il s’agit, comme nous l’avons déjà dit, de cas exceptionnels, et en fait, dans l’état humain, les « missionnés » ne sont assurément qu’une infime minorité en regard de l’immense multitude des êtres qui ne sauraient prétendre à un tel rôle ; mais d’autre part, les états de l’être étant en multiplicité indéfinie, quelle raison peut-il y avoir là qui empêche d’admettre que, dans un état ou dans un autre, tout être ait la possibilité de parvenir à ce degré suprême de la hiérarchie spirituelle ?

René Guénon, Réalisation ascendante et descendante, Études Traditionnelles, janvier 1939. Repris dans le recueil posthume Initiation et réalisation spirituelle, chap. XXXI


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