René Guénon - Le sens des proportions
Il nous arrive bien souvent, en constatant la confusion qui règne à notre époque dans tous les domaines, d’insister sur la nécessité, pour y échapper, de savoir avant tout mettre chaque chose à sa place, c’est-à-dire la situer exactement, par rapport aux autres, suivant sa nature et son importance propres.
C’est là en effet ce que ne savent plus faire la plupart de nos contemporains, et cela parce qu’ils n’ont plus la notion d’aucune véritable hiérarchie ; cette notion, qui est en quelque sorte à la base de toute civilisation traditionnelle, est, pour cette raison même, une de celles qui se sont plus spécialement attachées à détruire les forces de subversion dont l’action a produit ce qu’on appelle l’esprit moderne.
Aussi le désordre mental est-il partout aujourd’hui, même chez ceux qui s’affirment « traditionalistes » (et d’ailleurs nous avons déjà montré combien ce qu’implique ce mot est insuffisant pour réagir efficacement contre cet état de choses) ; le sens des proportions, en particulier, fait étrangement défaut, à tel point qu’on voit couramment, non seulement prendre pour l’essentiel ce qu’il y a de plus contingent ou même de plus insignifiant, mais encore mettre sur un pied d’égalité le normal et l’anormal, le légitime et l’illégitime, comme si l’un et l’autre étaient pour ainsi dire équivalents et avaient un même droit à l’existence.
Un exemple assez caractéristique de cet état d’esprit nous est fourni par un philosophe « néo-thomiste (1) » qui, dans un article récent, déclare que, dans les « civilisations de type sacral » (nous dirions traditionnel), comme la civilisation islamique ou la civilisation chrétienne du Moyen Âge, « la notion de guerre sainte pouvait avoir un sens », mais qu’elle « perd toute signification » dans les « civilisations de type profane » comme celle d’aujourd’hui, « où le temporel est plus parfaitement différencié du spirituel et, désormais bien autonome, n’a plus de rôle instrumental à l’égard du sacré ». Cette façon de s’exprimer ne semble-t-elle pas indiquer qu’on n’est pas bien loin, au fond, de voir là un « progrès », ou que, tout au moins, on considère qu’il s’agit de quelque chose de définitivement acquis et sur quoi « désormais » il n’y a plus à revenir ? Nous voudrions bien, d’ailleurs qu’on nous cite au moins un autre exemple des « civilisations de type profane », car, pour notre part, nous n’en connaissons pas une seule en dehors de la civilisation moderne, qui, précisément parce qu’elle est telle, ne représente proprement qu’une anomalie ; le pluriel paraît avoir été mis là tout exprès pour permettre d’établir un parallélisme ou, comme nous le disions tout à l’heure, une équivalence entre ce « type profane » et le « type sacral » ou traditionnel, qui est celui de toute civilisation normale sans exception.
(1) Précisons, pour éviter toute équivoque et toute contestation, que, en employant l’expression « néo-thomisme », nous entendons désigner par là un essai d’« adaptation » du thomisme, qui ne va pas sans d’assez grandes concessions aux idées modernes, par lesquelles ceux mêmes qui se proclament volontiers « antimodernes » sont parfois affectés beaucoup plus qu’on ne voudrait le croire ; notre époque est pleine de semblables contradictions.
Il va de soi que, s’il ne s’agissait que de la simple constatation d’un état de fait, cela ne donnerait lieu à aucune objection ; mais, de cette constatation à l’acceptation de cet état comme constituant une forme de civilisation légitime au même titre que celle dont il est la négation, il y a véritablement un abîme. Qu’on dise que la notion de « guerre sainte » est inapplicable dans les circonstances actuelles, c’est là un fait trop évident et sur lequel tout le monde devra être forcément d’accord ; mais qu’on ne dise pas pour cela que cette notion n’a plus de sens, car la « valeur intrinsèque d’une idée », et surtout d’une idée traditionnelle comme celle-là, est entièrement indépendante des contingences et n’a pas le moindre rapport avec ce qu’on appelle la « réalité historique » ; elle appartient à un tout autre ordre de réalité. Faire dépendre la valeur d’une idée, c’est-à-dire en somme sa vérité même (car, dès lors qu’il s’agit d’une idée, nous ne voyons pas ce que sa valeur pourrait être d’autre), des vicissitudes des événements humains, c’est là le propre de cet « historicisme » dont nous avons dénoncé l’erreur en d’autres occasions, et qui n’est qu’une des formes du « relativisme » moderne ; qu’un philosophe « traditionaliste » partage cette manière de voir, voilà qui est bien fâcheusement significatif ! Et, s’il accepte le point de vue profane comme tout aussi valable que le point de vue traditionnel, au lieu de n’y voir que la dégénérescence ou la déviation qu’il est en réalité, que pourra-t-il bien trouver encore à redire à la trop fameuse « tolérance », attitude, bien spécifiquement moderne et profane aussi, et qui consiste, comme l’on sait, à accorder à n’importe quelle erreur les mêmes droits qu’à la vérité ?
Nous nous sommes quelque peu étendu sur cet exemple, parce qu’il est vraiment très représentatif d’une certaine mentalité ; mais, bien entendu, on pourrait facilement en trouver un grand nombre d’autres, dans un ordre d’idées plus ou moins voisin de celui-là. Aux mêmes tendances se rattache en somme l’importance attribuée indûment aux sciences profanes par les représentants plus ou moins autorisés (mais en tout cas bien peu qualifiés) de doctrines traditionnelles, allant jusqu’à s’efforcer constamment d’« accommoder » celles-ci aux résultats plus ou moins hypothétiques et toujours provisoires de ces sciences, comme si, entre les unes et les autres, il pouvait y avoir une commune mesure, comme s’il s’agissait de choses se situant à un même niveau. Une semblable attitude, dont la faiblesse est particulièrement sensible dans l’« apologétique » religieuse, montre, chez ceux qui croient devoir l’adopter, une bien singulière méconnaissance de la valeur, nous dirions même volontiers de la dignité des doctrines qu’ils s’imaginent défendre ainsi, alors qu’ils ne font que les abaisser et les amoindrir ; et ils sont entraînés insensiblement et inconsciemment par là aux pires compromissions, donnant ainsi tête baissée dans le piège qui leur est tendu par ceux qui ne visent qu’à détruire tout ce qui a un caractère traditionnel, et qui eux, savent fort bien ce qu’ils font en les amenant sur ce terrain de la vaine discussion profane. Ce n’est qu’en maintenant d’une façon absolue la transcendance de la tradition qu’on la rend (ou plutôt qu’on la garde) inaccessible à toute attaque de ses ennemis, qu’on ne devrait jamais consentir à traiter en « adversaires » ; mais, faute du sens des proportions et de la hiérarchie, qui donc comprend encore cela aujourd’hui ?
Nous venons de parler des concessions faites au point de vue scientifique, au sens où l’entend le monde moderne ; mais les illusions trop fréquentes sur la valeur et la portée du point de vue philosophique impliquent aussi une erreur de perspective du même genre, puisque ce point de vue, par définition même n’est pas moins profane que l’autre. On devrait pouvoir se contenter de sourire des prétentions de ceux qui veulent mettre des « systèmes » purement humains, produits de la simple pensée individuelle, en parallèle ou en opposition avec les doctrines traditionnelles, essentiellement supra-humaines, s’ils ne réussissaient que trop, dans bien des cas, à faire prendre ces prétentions au sérieux. Si les conséquences en sont peut-être moins graves, c’est seulement parce que la philosophie n’a, sur la mentalité générale de notre époque, qu’une influence plus restreinte que celle de la science profane ; mais pourtant, là encore, on aurait grand tort, parce que le danger n’apparaît pas aussi immédiatement, d’en conclure qu’il est inexistant ou négligeable. D’ailleurs, quand bien même il n’y aurait à cet égard d’autre résultat que de « neutraliser » les efforts de beaucoup de « traditionalistes » en les égarant dans un domaine dont il n’y a aucun profit réel à tirer en vue d’une restauration de l’esprit traditionnel, c’est toujours autant de gagné pour l’ennemi ; les réflexions que nous avons déjà faites en une autre occasion, au sujet de certaines illusions d’ordre politique ou social, trouveraient également leur application en pareil cas.
À ce point de vue philosophique, il arrive aussi parfois, disons-le en passant, que les choses prennent une tournure plutôt amusante : nous voulons parler des « réactions » de certains « discuteurs » de cette sorte, lorsqu’ils se trouvent par extraordinaire en présence de quelqu’un qui se refuse formellement à les suivre sur ce terrain, et de la stupéfaction mêlée de dépit, voire même de rage, qu’ils éprouvent en constatant que toute leur argumentation tombe dans le vide, ce à quoi ils peuvent d’autant moins se résigner qu’ils sont évidemment incapables d’en comprendre les raisons. Nous avons même eu affaire à des gens qui prétendaient nous obliger à accorder, aux petites constructions de leur propre fantaisie individuelle, un intérêt que nous devons réserver exclusivement aux seules vérités traditionnelles ; nous ne pouvions naturellement que leur opposer une fin de non-recevoir, d’où des accès de fureur vraiment indescriptibles ; alors, ce n’est plus seulement le sens des proportions qui manque, c’est aussi le sens du ridicule !
Mais revenons à des choses plus sérieuses :
puisqu’il s’agit ici d’erreurs de perspective, nous en signalerons encore une qui, à vrai dire, est d’un tout autre ordre, car c’est dans le domaine traditionnel lui-même qu’elle se produit ; et ce n’est, en somme, qu’un cas particulier de la difficulté qu’ont généralement les hommes à admettre ce qui dépasse leur propre point de vue. Que certains, qui sont même le plus grand nombre, aient leur horizon borné à une seule forme traditionnelle, ou même à un certain aspect de cette forme, et qu’ils soient par conséquent enfermés dans un point de vue qu’on pourrait dire plus ou moins étroitement « local », c’est là chose parfaitement légitime en soi et d’ailleurs tout à fait inévitable ; mais ce qui, par contre, n’est aucunement acceptable, c’est qu’ils s’imaginent que ce même point de vue, avec toutes les limitations qui lui sont inhérentes, doit être également celui de tous sans exception, y compris ceux qui ont pris conscience de l’unité essentielle de toutes les traditions. Contre ceux, quels qu’ils soient, qui font preuve d’une telle incompréhension, nous devons maintenir, de la façon la plus inébranlable, les droits de ceux qui se sont élevés à un niveau supérieur, d’où la perspective est forcément toute différente ; qu’ils s’inclinent devant ce qu’ils sont, actuellement tout au moins, incapables de comprendre eux-mêmes, et qu’ils ne se mêlent en rien de ce qui n’est pas de leur compétence, c’est là, au fond, tout ce que nous leur demandons. Nous reconnaissons d’ailleurs bien volontiers que, en ce qui les concerne, leur point de vue limité n’est pas dépourvu de certains avantages, d’abord parce qu’il leur permet de s’en tenir intellectuellement à quelque chose d’assez simple et de s’en trouver satisfaits, et ensuite parce que du fait de la position toute « locale » dans laquelle ils sont cantonnés, ils ne sont assurément gênants pour personne, ce qui leur évite de soulever contre eux des forces hostiles auxquelles il leur serait probablement bien impossible de résister.
René Guénon, Le sens des proportions, Études traditionnelles, décembre 1937. Repris dans le recueil posthume Mélanges.
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