La suite du voyage symbolique accompli par l’être dans son processus de libération graduelle depuis la terminaison de l’artère coronale (sushumnâ), communiquant constamment avec un rayon du Soleil spirituel, jusqu’à sa destination finale, s’effectue en suivant la Voie qui est marquée par le trajet de ce rayon parcouru en sens inverse (suivant sa direction réfléchie) jusqu’à sa source, qui est cette destination même.
Cependant, si l’on considère qu’une description de ce genre peut s’appliquer aux états posthumes parcourus successivement, d’une part, par les êtres qui obtiendront la « Délivrance » à partir de l’état humain, et, d’autre part, par ceux qui, après la résorption de l’individualité humaine, auront au contraire à passer dans d’autres états de manifestation individuelle, il devra y avoir deux itinéraires différents correspondant à ces deux cas : il est dit, en effet, que les premiers suivent la « Voie des Dieux » (dêva-yâna), tandis que les seconds suivent la « Voie des Ancêtres » (pitri-yâna). Ces deux itinéraires symboliques sont résumés dans le passage suivant de la Bhagavad-Gîtâ : « À quels moments ceux qui tendent à l’Union (sans l’avoir effectivement réalisée) quittent l’existence manifestée, soit sans retour, soit pour y revenir, je vais te l’enseigner, ô Bhârata. Feu, lumière, jour, lune croissante, semestre ascendant du soleil vers le nord, c’est sous ces signes lumineux que vont à Brahma ces hommes qui connaissent Brahma. Fumée, nuit, lune décroissante, semestre descendant du soleil vers le sud, c’est sous ces signes d’ombre qu’ils vont à la Sphère de la Lune (littéralement : « atteignent la lumière lunaire ») pour revenir ensuite (à de nouveaux états de manifestation). Ce sont les deux Voies permanentes, l’une claire, l’autre obscure, du monde manifesté (jagat) ; par l’une il n’est pas de retour (du non-manifesté au manifesté) ; par l’autre on revient en arrière (dans la manifestation) »1.
Le même symbolisme est exposé, avec plus de détails, en divers passages du Vêda ; et d’abord, pour ce qui est du pitri-yâna, nous ferons seulement remarquer qu’il ne conduit pas au delà de la Sphère de la Lune, de sorte que, par là, l’être n’est pas libéré de la forme, c’est-à-dire de la condition individuelle entendue dans son sens le plus général, puisque, comme nous l’avons déjà dit, c’est précisément la forme qui définit l’individualité comme telle2. Suivant des correspondances que nous avons indiquées plus haut, cette Sphère de la Lune représente la « mémoire cosmique »3 ; ...
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[1] Bhagavad-Gîtâ, VIII, 23 à 26.
[2] Sur le pitri-yâna, voir Chhândogya Upanishad, 5e Prapâthaka, 10e Khanda, shrutis 3 à 7 ; Brihad-Âranyaka Upanishad, 6e Adhyâya, 2e Brâhmana, shruti 16.
[3] C’est pour cette raison qu’il est dit parfois symboliquement même en Occident, qu’on y retrouve tout ce qui a été perdu en ce monde terrestre (cf. Arioste, Orlando Furioso).
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c’est pourquoi elle est le séjour des Pitris, c’est-à-dire des êtres du cycle antécédent, qui sont considérés comme les générateurs du cycle actuel, en raison de l’enchaînement causal dont la succession des cycles n’est que le symbole ; et c’est de là que vient la dénomination du pitri-yâna, tandis que celle du dêva-yâna désigne naturellement la Voie qui conduit vers les états supérieurs de l’être, donc vers l’assimilation à l’essence même de la Lumière intelligible. C’est dans la Sphère de la Lune que se dissolvent les formes qui ont accompli le cours complet de leur développement ; et c’est là aussi que sont contenus les germes des formes non encore développées, car, pour la forme comme pour toute autre chose, le point de départ et le point d’aboutissement se situent nécessairement dans le même ordre d’existence. Pour préciser davantage ces considérations, il faudrait pouvoir se référer expressément à la théorie des cycles ; mais il nous suffit de redire ici que, chaque cycle étant en réalité un état d’existence, la forme ancienne que quitte un être non affranchi de l’individualité et la forme nouvelle dont il se revêt appartiennent forcément à deux états différents (le passage de l’un à l’autre s’effectuant dans la Sphère de la Lune, où se trouve le point commun aux deux cycles), car un être, quel qu’il soit, ne peut passer deux fois par le même état, ainsi que nous l’avons expliqué ailleurs en montrant l’absurdité des théories « réincarnationnistes » inventées par certains Occidentaux modernes1.
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[1] Tout ce qui vient d’être dit ici a encore un rapport avec le symbolisme de Janus : la Sphère de la Lune détermine la séparation des états supérieurs (non-individuels) et des états inférieurs (individuels) ; de là le double rôle de la Lune comme Janua Cæli (cf. les litanies de la Vierge dans la liturgie catholique) et Janua Inferni, ce qui correspond d’une certaine façon à la distinction du dêva-yâna et du pitri-yâna. – Jana ou Diana n’est pas autre chose que la forme féminine de Janus ; et, d’autre part, yâna dérive de la racine verbale i, « aller » (latin ire), où certains, et notamment Cicéron, veulent voir aussi la racine du nom même de Janus.
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Nous insisterons un peu plus sur le dêva-yâna, qui se rapporte à l’identification effective du centre de l’individualité1, où toutes les facultés ont été précédemment résorbées dans l’« âme vivante » (jîvâtmâ), avec le centre même de l’être total, résidence de l’Universel Brahma. Le processus dont il s’agit ne s’applique donc, nous le répétons, qu’au cas où cette identification n’a pas été réalisée pendant la vie terrestre, ni au moment même de la mort ; lorsqu’elle est accomplie, d’ailleurs, il n’y a plus d’« âme vivante » distincte du « Soi », puisque l’être est désormais sorti de la condition individuelle : cette distinction, qui n’a jamais existé qu’en mode illusoire (illusion qui est inhérente à cette condition même), cesse pour lui dès lors qu’il atteint la réalité absolue ; l’individualité disparaît avec toutes les déterminations limitatives et contingentes, et la personnalité seule demeure dans la plénitude de l’être, contenant en soi, principiellement, toutes ses possibilités à l’état permanent et non-manifesté.
Suivant le symbolisme vêdique, tel que nous le trouvons dans plusieurs textes des Upanishads2, l’être qui accomplit le dêva-yâna, ayant quitté la Terre (Bhû, c’est-à-dire le monde corporel ou le domaine de la manifestation grossière), est d’abord
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[1] Il est bien entendu qu’il s’agit ici de l’individualité intégrale, et non pas réduite à sa seule modalité corporelle, laquelle, d’ailleurs, n’existe plus pour l’être considéré, puisque c’est d’états posthumes qu’il est question.
[2] Chhândogya Upanishad, 4e Prapâthaka, 15e Khanda, shrutis 5 et 6, et 5e Prapâthaka, 10e Khanda, shrutis 1 et 2 ; Kaushîtakî Upanishad, 1er Adhyâya, shruti 3 ; Brihad-Âranyaka Upanishad, 5e Adhyâya, 10e Brâhmana, shruti 1, et 6e Adhyâya, 2e Brâhmana, shruti 15.
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conduit à la lumière (archis), par laquelle il faut entendre ici le Royaume du Feu (Têjas), dont le Régent est Agni, appelé aussi Vaishwânara, dans une signification spéciale de ce nom. Il faut bien remarquer, d’ailleurs, que, quand nous rencontrons dans l’énumération de ces stades successifs la désignation des éléments, celle-ci ne peut être que symbolique, puisque les bhûtas appartiennent tous proprement au monde corporel, qui est représenté tout entier par la Terre (laquelle, en tant qu’élément, est Prithwî) ; il s’agit donc en réalité de différentes modalités de l’état subtil. Du Royaume du Feu, l’être est conduit aux divers domaines des régents (dêvatâs, « déités ») ou distributeurs du jour, de la demi-lunaison claire (période croissante ou première moitié du mois lunaire)1, des six mois d’ascension du soleil vers le nord, et enfin de l’année, tout ceci devant s’entendre de la correspondance de ces divisions du temps (les « moments » dont parle la Bhagavad-Gîtâ) transposées analogiquement dans les prolongements extra-corporels de l’état humain, et non de ces divisions elles-mêmes, qui ne sont littéralement applicables qu’à l’état corporel2. De là,
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[1] Cette période croissante de la lunaison est appelée pûrva-paksha, « première partie », et la période décroissante uttara-paksha, « dernière partie » du mois. – Ces expressions pûrva-paksha et uttara-paksha ont aussi, par ailleurs, une autre acception toute différente : dans une discussion, elles désignent respectivement une objection et sa réfutation.
[2] Il pourrait être intéressant d’établir la concordance de cette description symbolique avec celles qui sont données par d’autres doctrines traditionnelles (cf. notamment le Livre des Morts des anciens Égyptiens et la Pistis Sophia des Gnostiques alexandrins, ainsi que le Bardo-Thödol thibétain) ; mais cela nous entraînerait beaucoup trop loin. – Dans la tradition hindoue, Ganêsha, qui représente la Connaissance, est désigné en même temps comme le « Seigneur des déités » ; son symbolisme, en rapport avec les divisions temporelles dont il vient d’être question, donnerait lieu à des développements extrêmement dignes d’intérêt, et aussi à des rapprochements fort instructifs avec d’anciennes traditions occidentales ; toutes ces choses, qui ne peuvent trouver place ici, seront peut-être reprises par nous en quelque autre occasion.
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il passe au Royaume de l’Air (Vâyu), dont le Régent (désigné par le même nom) le dirige du côté de la Sphère du Soleil (Sûrya ou Âditya), à partir de la limite supérieure de son domaine, par un passage comparé au moyeu de la roue d’un chariot, c’est-à-dire à un axe fixe autour duquel s’effectue la rotation ou la mutation de toutes les choses contingentes (il ne faut pas oublier que Vâyu est essentiellement le principe « mouvant »), mutation à laquelle l’être va échapper désormais1. Il passe ensuite dans la Sphère de la Lune (Chandra ou Soma), où il ne reste pas comme celui qui a suivi le pitri-yâna, mais d’où il monte à la région de l’éclair (vidyut)2, au-dessus de laquelle est le Royaume de l’Eau (Ap), dont le Régent est Varuna3 (comme analogiquement, la foudre éclate au-dessous des nuages de pluie). Il
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[1] Pour employer le langage des philosophes grecs, on pourrait dire qu’il va échapper à la « génération » (γενεσις) et à la « corruption » (Φθορα), termes qui sont synonymes de « naissance » et de « mort » quand ces derniers mots sont appliqués à tous les états de manifestation individuelle ; et, par ce que nous avons dit de la sphère de la Lune et de sa signification, on peut comprendre aussi ce que voulaient dire ces mêmes philosophes, notamment Aristote, lorsqu’ils enseignaient que le monde sublunaire seul est soumis à la « génération » et à la « corruption » : ce monde sublunaire, en effet, représente en réalité le « courant des formes » de la tradition extrême-orientale, et les Cieux, étant les états informels, sont nécessairement incorruptibles, c’est-à-dire qu’il n’y a plus de dissolution ou de désintégration possible pour l’être qui a atteint ces états.
[2] Ce mot vidyut semble être encore en rapport avec la racine vid, en raison de la connexion de la lumière et de la vue ; sa forme est très proche de celle de vidyâ : l’éclair illumine les ténèbres ; celles-ci sont le symbole de l’ignorance (avidyâ), et la connaissance est une « illumination » intérieure.
[3] Faisons remarquer, en passant, que ce nom est manifestement identique au grec Ουρανος, bien que certains philologues aient voulu, on ne sait trop pourquoi, contester cette identité ; le Ciel, appelé Ουρανος, est bien la même chose, en effet, que les « Eaux supérieures » dont parle la Genèse, et que nous retrouvons ici dans le symbolisme hindou.
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s’agit ici des Eaux supérieures ou célestes, représentant l’ensemble des possibilités informelles1, par opposition aux Eaux inférieures, qui représentent l’ensemble des possibilités formelles ; il ne peut plus être question de ces dernières dès que l’être a dépassé la Sphère de la Lune, puisque celle-ci est, comme nous le disions tout à l’heure, le milieu cosmique où s’élaborent les germes de toute la manifestation formelle. Enfin, le reste du voyage s’effectue par la région lumineuse intermédiaire (Antariksha, dont il a été parlé précédemment dans la description des sept membres de Vaishwânara, mais avec une application quelque peu différente)2, qui est le Royaume d’Indra3, et qui est occupée par l’Éther (Âkâsha, représentant ici l’état primordial d’équilibre indifférencié), jusqu’au Centre spirituel où réside Prajâpati, le « Seigneur des êtres produits », qui est, comme nous l’avons déjà indiqué, la manifestation principielle et l’expression directe de Brahma même par rapport au cycle total ou au degré d’existence auquel appartient l’état humain, car
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[1] Les Apsarâs sont les Nymphes célestes, qui symbolisent aussi ces possibilités informelles ; elles correspondent aux Hûris du Paradis islamique (El-Jannah), qui, sauf dans les transpositions dont il est susceptible au point de vue ésotérique et qui lui confèrent des significations d’ordre plus élevé, est proprement l’équivalent du Swarga hindou.
[2] Nous avons dit alors que c’est le milieu d’élaboration des formes, parce que, dans la considération des « trois mondes », cette région correspond au domaine de la manifestation subtile, et elle s’étend depuis la Terre jusqu’aux Cieux ; ici, au contraire, la région intermédiaire dont il s’agit est située au delà de la Sphère de la Lune, donc dans l’informel, et elle s’identifie au Swarga, si l’on entend par ce mot, non plus les Cieux ou les états supérieurs dans leur ensemble, mais seulement leur portion la moins élevée. On remarquera encore, à ce propos, comment l’observation de certains rapports hiérarchiques permet l’application d’un même symbolisme à différents degrés.
[3] Indra, dont le nom signifie « puissant », est aussi désigné comme le Régent du Swarga, ce qui s’explique par l’identification indiquée dans la note précédente ; ce Swarga est un état supérieur, mais non définitif, et encore conditionné, bien qu’informel.
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celui-ci doit être encore envisagé ici, bien qu’en principe seulement, comme étant l’état où l’être a pris son point de départ, et avec lequel, même sorti de la forme ou de l’individualité, il garde certains liens tant qu’il n’a pas atteint l’état absolument inconditionné, c’est-à-dire tant que la « Délivrance », pour lui, n’est pas pleinement effective.
Il existe, dans les divers textes où est décrit le « voyage divin », quelques variations, d’ailleurs peu importantes et plus apparentes que réelles au fond, quant au nombre et à l’ordre d’énumération des stations intermédiaires ; mais l’exposé qui précède est celui qui résulte d’une comparaison générale de ces textes, et ainsi il peut être regardé comme la stricte expression de la doctrine traditionnelle sur cette question1. Du reste, notre intention n’est pas de nous étendre outre mesure sur l’explication plus détaillée de tout ce symbolisme, qui est, somme toute, assez clair par lui-même, dans son ensemble, pour quiconque a tant soit peu l’habitude des conceptions orientales (nous pourrions même dire des conceptions traditionnelles sans restriction) et de leurs modes généraux d’expression ; son interprétation se trouve d’ailleurs encore facilitée par toutes les considérations que nous avons déjà exposées, et où l’on aura rencontré un assez grand nombre de ces transpositions analogiques qui constituent le fond de tout symbolisme2. Ce que nous rappellerons
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[1] Pour cette description des diverses phases du dêva-yâna, voir Brahma-Sûtras, 4e Adhyâya, 3e Pâda, sûtras 1 à 6.
[2] À cette occasion, nous nous excuserons d’avoir multiplié les notes et de leur avoir donné plus d’étendue qu’on ne le fait habituellement ; nous l’avons fait surtout en ce qui concerne précisément les interprétations de ce genre, et aussi les rapprochements à établir avec d’autres doctrines ; cela était nécessaire pour ne pas interrompre la suite de notre exposé par de trop fréquentes digressions.
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seulement une fois de plus, au risque de nous répéter, et parce que c’est tout à fait essentiel pour la compréhension de ces choses, c’est ceci : il doit être bien entendu que, lorsqu’il est question, par exemple, des Sphères du Soleil et de la Lune, il ne s’agit jamais du soleil et de la lune en tant qu’astres visibles, qui appartiennent simplement au domaine corporel, mais bien des principes universels que ces astres représentent en quelque façon dans le monde sensible, ou tout au moins de la manifestation de ces principes à des degrés divers, en vertu des correspondances analogiques qui relient entre eux tous les états de l’être1. En effet, les différents Mondes (Lokas), Sphères planétaires et Royaumes élémentaires, qui sont décrits symboliquement (mais symboliquement seulement, puisque l’être qui les parcourt n’est plus soumis à l’espace) comme autant de régions, ne sont en réalité que des états différents2 ;
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[1] Les phénomènes naturels en général, et notamment les phénomènes astronomiques, ne sont jamais envisagés par les doctrines traditionnelles qu’à titre de simple mode d’expression, comme symbolisant certaines vérités d’ordre supérieur ; et, s’ils les symbolisent en effet, c’est que leurs lois ne sont pas autre chose, au fond, qu’une expression de ces vérités mêmes dans un domaine spécial, une sorte de traduction des principes correspondants, adaptée naturellement aux conditions particulières de l’état corporel et humain. On peut comprendre par là combien grande est l’erreur de ceux qui veulent voir du « naturalisme » dans ces doctrines, ou qui croient qu’elles ne se proposent que de décrire et d’expliquer les phénomènes comme peut le faire la science « profane », bien que sous des formes différentes ; c’est là proprement renverser les rapports et prendre le symbole lui-même pour ce qu’il représente, le signe pour la chose ou l’idée signifiée.
[2] Le mot sanskrit loka est identique au latin locus, « lieu » ; on peut remarquer à ce propos que, dans la doctrine catholique, le Ciel, le Purgatoire et l’Enfer sont également désignés comme des « lieux », qui sont pris, là aussi, pour représenter symboliquement des états, car il ne saurait être aucunement question, même pour l’interprétation la plus extérieure de cette doctrine, de situer dans l’espace ces états posthumes ; une telle méprise n’a pu se produire que dans les théories « néo-spiritualistes » qui ont vu le jour dans l’Occident moderne.
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et ce symbolisme spatial (de même que le symbolisme temporel qui sert notamment à exprimer la théorie des cycles) est assez naturel et d’un usage assez généralement répandu pour ne pouvoir tromper que ceux qui sont incapables de voir autre chose que le sens le plus grossièrement littéral ; ceux-là ne comprendront jamais ce qu’est un symbole, car leurs conceptions sont irrémédiablement bornées à l’existence terrestre et au monde corporel, où par la plus naïve des illusions, ils veulent enfermer toute réalité.
La possession effective des états dont il s’agit peut être obtenue par l’identification avec les principes qui sont désignés comme leurs Régents respectifs, identification qui, dans tous les cas, s’opère par la connaissance, à la condition que celle-ci ne soit pas simplement théorique ; la théorie ne doit être regardée que comme la préparation, d’ailleurs indispensable, de la réalisation correspondante. Mais, pour chacun de ces principes considéré en particulier et isolément, les résultats d’une telle identification ne s’étendent pas au delà de son propre domaine, de sorte que l’obtention de tels états, encore conditionnés, ne constitue qu’une étape préliminaire, une sorte d’acheminement (dans le sens que nous avons précisé plus haut et avec les restrictions qu’il convient d’apporter à une semblable façon de parler) vers l’« Identité Suprême », but ultime atteint par l’être dans sa complète et totale universalisation, et dont la réalisation, pour ceux qui ont à accomplir préalablement le dêva-yâna, peut, ainsi qu’il a été dit précédemment, être différée jusqu’au pralaya, le passage de chaque stade au suivant ne devenant possible que pour l’être qui a obtenu le degré correspondant de connaissance effective1.
Donc, dans le cas envisagé présentement et qui est celui de krama-mukti, l’être, jusqu’au pralaya, peut demeurer dans l’ordre cosmique et ne pas atteindre la possession effective d’états transcendants, en laquelle consiste proprement la vraie réalisation métaphysique ; mais il n’en a pas moins obtenu dès lors, et du fait même qu’il a dépassé la Sphère de la Lune (c’est-à-dire qu’il est sorti du « courant des formes »), cette « immortalité virtuelle » que nous avons définie plus haut. C’est pourquoi le Centre spirituel dont il a été question n’est encore que le centre d’un certain état ou d’un certain degré d’existence, celui auquel appartenait l’être en tant qu’humain, et auquel il continue d’appartenir d’une certaine façon, puisque sa totale universalisation, en mode supra-individuel, n’est pas actuellement réalisée ; et c’est aussi pourquoi il a été dit que, dans une telle condition, les entraves individuelles ne peuvent être encore complètement détruites. C’est très exactement à ce point que s’arrêtent les conceptions que l’on peut dire proprement religieuses, qui se réfèrent toujours à des extensions de l’individualité humaine, de sorte que les états qu’elles permettent d’atteindre doivent forcément conserver quelque rapport avec le monde manifesté, même quand ils le dépassent, et ne sont point ces états transcendants auxquels il n’est pas d’autre accès que par la Connaissance métaphysique
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[1] Il est très important de noter ici que c’est à la réalisation immédiate de l’« Identité Suprême » que les Brâhmanas se sont toujours attachés à peu près exclusivement, tandis que les Kshatriyas ont développé de préférence l’étude des états qui correspondent aux divers stades du dêva-yâna aussi bien que du pitri-yâna.
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pure. Ceci peut s’appliquer notamment aux « états mystiques » ; et, pour ce qui est des états posthumes, il y a précisément la même différence, entre l’« immortalité » ou le « salut » entendus au sens religieux (le seul qu’envisagent d’ordinaire les Occidentaux) et la « Délivrance », qu’entre la réalisation mystique et la réalisation métaphysique accomplie pendant la vie terrestre ; on ne peut donc parler ici, en toute rigueur, que d’« immortalité virtuelle » et, comme aboutissement ultime, de « réintégration en mode passif » ; ce dernier terme échappe d’ailleurs au point de vue religieux tel qu’on l’entend communément, et pourtant c’est par là seulement que se justifie l’emploi qui est fait du mot « immortalité » dans un sens relatif, et que peut s’établir une sorte de rattachement ou de passage de ce sens relatif au sens absolu et métaphysique où le même terme est pris par les Orientaux. Tout cela, d’ailleurs, ne nous empêche pas d’admettre que les conceptions religieuses sont susceptibles d’une transposition par laquelle elles reçoivent un sens supérieur et plus profond, et cela parce que ce sens est aussi dans les Écritures sacrées sur lesquelles elles reposent ; mais, par une telle transposition, elles perdent leur caractère spécifiquement religieux, parce que ce caractère est attaché à certaines limitations, hors desquelles on est dans l’ordre métaphysique pur. D’autre part, une doctrine traditionnelle qui, comme la doctrine hindoue, ne se place pas au point de vue des religions occidentales, n’en reconnaît pas moins l’existence des états qui sont envisagés plus spécialement par ces dernières, et il doit forcément en être ainsi, dès lors que ces états sont effectivement des possibilités de l’être ; mais elle ne peut leur accorder une importance égale à celle que leur donnent les doctrines qui ne vont pas au delà (la perspective, si l’on peut dire, changeant avec le point de vue), et, parce qu’elle les dépasse, elle les situe à leur place exacte dans la hiérarchie totale.
Ainsi, quand il est dit que le terme du « voyage divin » est le Monde de Brahma (Brahma-Loka), ce dont il s’agit n’est pas, immédiatement du moins, le Suprême Brahma, mais seulement sa détermination comme Brahmâ, lequel est Brahma « qualifié » (saguna) et, comme tel, considéré comme « effet de la Volonté productrice (Shakti) du Principe Suprême » (Kârya-Brahma)1. Lorsqu’il est question ici de Brahmâ, il faut le considérer, en premier lieu, comme identique à Hiranyagarbha, principe de la manifestation subtile, donc de tout le domaine de l’existence humaine dans son intégralité ; et, en effet, nous avons dit précédemment que l’être qui a obtenu l’« immortalité virtuelle » se trouve pour ainsi dire « incorporé », par assimilation, à Hiranyagarbha ; et cet état, dans lequel il peut demeurer jusqu’à la fin du cycle (pour lequel seulement Brahmâ existe comme Hiranyagarbha), est ce qu’on envisage le plus ordinairement comme le
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[1] Le mot kârya, « effet », est dérivé de la racine verbale kri, « faire », et du suffixe ya, marquant un accomplissement futur : « ce qui doit être fait » (ou plus exactement « ce qui va être fait », car ya est une modification de la racine i, « aller ») ; ce terme implique donc une certaine idée de « devenir » ce qui suppose nécessairement que ce à quoi il s’applique n’est envisagé que par rapport à la manifestation. – À propos de la racine kri, nous ferons remarquer qu’elle est identique à celle du latin creare, ce qui montre que ce dernier mot, dans son acception primitive, n’avait pas d’autre sens que celui de « faire » ; l’idée de « création » telle qu’on l’entend aujourd’hui, idée qui est d’origine hébraïque, n’est venue s’y attacher que lorsque la langue latine a été employée pour exprimer les conceptions judéo-chrétiennes.
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Brahma-Loka1. Cependant, de même que le centre de tout état d’un être a la possibilité de s’identifier avec le centre de l’être total, le centre cosmique où réside Hiranyagarbha s’identifie virtuellement avec le centre de tous les mondes2 ; nous voulons dire que, pour l’être qui a franchi un certain degré de connaissance, Hiranyagarbha apparaît comme identique à un aspect plus élevé du « Non-Suprême »3, qui est Îshwara ou l’Être Universel, principe premier de toute manifestation. À ce degré, l’être n’est plus dans l’état subtil, même en principe seulement, il est dans le non-manifesté ; mais il conserve pourtant certains rapports avec l’ordre de la manifestation universelle, puisque Îshwara est proprement le principe de celle-ci, bien qu’il ne soit plus rattaché par des liens spéciaux à l’état humain et au cycle particulier dont celui-ci fait partie. Ce degré correspond à la condition de Prâjna, et c’est l’être qui ne va pas plus loin qui est dit n’être uni à Brahma, même lors du pralaya, que de la même façon que dans le sommeil profond ; de là, le retour à un autre cycle de manifestation est encore possible ; mais, puisque l’être est affranchi de l’individualité
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[1] C’est là ce qui correspond le plus exactement aux « Cieux » ou aux « Paradis » des religions occidentales (dans lesquelles, à cet égard, nous comprenons l’Islamisme) ; lorsqu’une pluralité de « Cieux » est envisagée (et elle est souvent représentée par des correspondances planétaires), on doit entendre par là tous les états supérieurs à la sphère de la Lune (parfois considérée elle-même comme le « premier ciel » quant à son aspect de Janua Cæli), jusqu’au Brahma-Loka inclusivement.
[2] Nous appliquons encore ici la notion de l’analogie constitutive du « microcosme » et du « macrocosme ».
[3] Cette identification d’un certain aspect à un autre aspect supérieur, et ainsi de suite à divers degrés jusqu’au Principe Suprême, n’est en somme que l’évanouissement d’autant d’illusions « séparatives », que certaines initiations représentent par une série de voiles qui tombent successivement.
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(contrairement à ce qui a lieu pour celui qui a suivi le pitri-yâna), ce cycle ne pourra être qu’un état informel et supra-individuel1. Enfin, dans le cas où la « Délivrance » doit être obtenue à partir de l’état humain, il y a plus encore que ce que nous venons de dire, et alors le terme véritable n’est plus l’Être Universel, mais le Suprême Brahma Lui-même, c’est-à-dire Brahma « non-qualifié » (nirguna) dans Sa totale Infinité, comprenant à la fois l’Être (ou les possibilités de manifestation) et le Non-Être (ou les possibilités de non-manifestation), et principe de l’un et de l’autre, donc au delà de tous deux2, en même temps qu’il les contient également, suivant l’enseignement que nous avons déjà rapporté au sujet de l’état inconditionné d’Âtmâ, qui est précisément ce dont il s’agit maintenant3. C’est en ce sens que le séjour de Brahma
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[1] Symboliquement, on dira qu’un tel être est passé de la condition des hommes à celle des Dêvas (ce qu’on pourrait appeler un état « angélique » en langage occidental) ; par contre, au terme du pitri-yâna, il y a retour au « monde de l’homme » (mânava-loka), c’est-à-dire à une condition individuelle, désignée ainsi par analogie avec la condition humaine, bien qu’elle en soit nécessairement différente, puisque l’être ne peut revenir à un état par lequel il est déjà passé.
[2] Nous rappelons qu’on peut cependant entendre le Non-Être métaphysique, de même que le non-manifesté (en tant que celui-ci n’est pas seulement le principe immédiat du manifesté, ce qui n’est que l’Être), dans un sens total où il s’identifie au Principe Suprême. De toutes façons, d’ailleurs, entre le Non-Être et l’Être, comme entre le non-manifesté et le manifesté (et cela même si, dans ce dernier cas, on ne va pas au delà de l’Être), la corrélation ne peut être qu’une pure apparence, la disproportion qui existe métaphysiquement entre les deux termes ne permettant véritablement aucune comparaison.
[3] À ce propos, nous citerons une fois de plus, pour marquer encore les concordances des différentes traditions, un passage emprunté au Traité de l’Unité (Risâlatul-Ahadiyah), de Mohyiddin ibn Arabi : « Cette immense pensée (de l’« Identité Suprême ») ne peut convenir qu’à celui dont l’âme est plus vaste que les deux mondes (manifesté et non-manifesté). Quant à celui dont l’âme n’est qu’aussi vaste que les deux mondes (c’est-à-dire à celui qui atteint l’Être Universel, mais ne le dépasse pas), elle ne lui convient pas. Car, en vérité, cette pensée est plus grande que le monde sensible (ou manifesté, le mot « sensible » devant ici être transposé analogiquement, et non restreint à son sens littéral) et le monde suprasensible (ou non-manifesté, suivant la même transposition), tous les deux pris ensemble. »
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(ou d’Âtmâ dans cet état inconditionné) est même « au delà du Soleil spirituel » (qui est Âtmâ dans sa troisième condition, identique à Îshwara)1, comme il est au delà de toutes les sphères des états particuliers d’existence, individuels ou extra-individuels ; mais ce séjour ne peut être atteint directement par ceux qui n’ont médité sur Brahma qu’à travers un symbole (pratîka), chaque méditation (upâsanâ) ayant seulement alors un résultat défini et limité2.
L’« Identité Suprême » est donc la finalité de l’être « délivré », c’est-à-dire affranchi des conditions de l’existence individuelle humaine, ainsi que de toutes autres conditions particulières et limitatives (upâdhis), qui sont regardées comme autant de liens3. Lorsque l’homme (ou plutôt l’être qui
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[1] Les orientalistes, qui n’ont pas compris ce que signifie véritablement le Soleil, et qui l’entendent au sens physique, ont sur ce point des interprétations bien étranges ; c’est ainsi que M. Oltramare écrit naïvement : « Par ses levers et ses couchers, le soleil consume la vie des mortels ; l’homme affranchi existe par delà le monde du soleil. » Ne dirait-on pas qu’il s’agit d’échapper à la vieillesse et de parvenir à une immortalité corporelle comme celle que recherchent certaines sectes occidentales contemporaines ?
[2] Brahma-Sûtras, 4e Adhyâya, 3e Pâda, sûtras 7 à 16.
[3] On applique à ces conditions des mots tels que bandha et pâsha, dont le sens propre est « lien » ; du second de ces deux termes dérive le mot pashu, qui signifie ainsi, étymologiquement, un être vivant quelconque, lié par de telles conditions. Shiva est appelé Pashupati, le « Seigneur des êtres liés », parce que c’est par son action « transformatrice » qu’ils sont « délivrés ». – Le mot pashu est pris souvent dans une acception spéciale, pour désigner une victime animale du sacrifice (yajna, yâga ou mêdha), laquelle est d’ailleurs « délivrée », au moins virtuellement, par le sacrifice même ; mais nous ne pouvons songer à établir ici, même sommairement, une théorie du sacrifice, qui, ainsi entendu, est essentiellement destiné à établir une certaine communication avec les états supérieurs, et laisse complètement en dehors les idées tout occidentales de « rachat » ou d’« expiation » et autres de ce genre, idées qui ne peuvent se comprendre qu’au point de vue spécifiquement religieux.
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était précédemment dans l’état humain) est ainsi « délivré », le « Soi » (Âtmâ) est pleinement réalisé dans sa propre nature « non-divisée », et il est alors, suivant Audulomi, une conscience omniprésente (ayant pour attribut chaitanya) ; c’est ce qu’enseigne aussi Jaimini, mais en spécifiant en outre que cette conscience manifeste les attributs divins (aishwarya), comme des facultés transcendantes, par là même qu’elle est unie à l’Essence Suprême1. C’est là le résultat de la libération complète, obtenue dans la plénitude de la Connaissance Divine ; quant à ceux dont la contemplation (dhyâna) n’a été que partielle, quoique active (réalisation métaphysique demeurée incomplète), ou a été purement passive (comme l’est celle des mystiques occidentaux), ils jouissent de certains états supérieurs2, mais sans pouvoir arriver dès lors à l’Union parfaite (Yoga), qui ne fait qu’un avec la « Délivrance »3.
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[1] Cf. Brahma-Sûtras, 4e Adhyâya, 4e Pâda, sûtras 5 à 7.
[2] La possession de tels états, qui sont identiques aux divers « Cieux », constitue, pour l’être qui en jouit, une acquisition personnelle et permanente malgré sa relativité (il s’agit toujours d’états conditionnés, bien que supra-individuels), acquisition à laquelle ne saurait aucunement s’appliquer l’idée occidentale de « récompense », par la même qu’il s’agit d’un fruit, non de l’action, mais de la connaissance ; cette idée est d’ailleurs, comme celle de « mérite » dont elle est un corollaire, une notion d’ordre exclusivement moral, pour laquelle il n’y a aucune place dans le domaine métaphysique.
[3] La Connaissance à cet égard, est donc de deux sortes, et elle est dite elle-même « suprême » ou « non-suprême », suivant qu’elle concerne Para-Brahma ou Apara-Brahma, et que, par conséquent, elle conduit à l’un ou à l’autre.
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René Guénon
L’Homme et son Devenir selon le Vêdânta, René Guénon, éd. Éditions Bossard, 1925,p. 207
CHAPITRE XXII-LE « VOYAGE DIVIN » DE L’ÊTRE EN VOIE DE LIBÉRATION
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