(…) l’ébauche d’un roman intitulé La Frontière de l’Autre Monde. La qualité littéraire de ces textes, de la part de quelqu’un qui deviendra un maître de la langue française, est d’une affligeante médiocrité, tandis qu’on note l’omniprésence d’une sorte d’obsession ténébreuse, et même diabolique. (p. 33).
Ce roman, qui n’est peut-être pas le seul que René Guénon ait composé, ne nous semble en aucun cas médiocre comme le pense M. Gilis, loin de là. Pour que le lecteur puisse en juger, nous en donnons une copie malheureusement incomplète. Nous avons eu beaucoup de mal à nous procurer une photocopie (médiocre) du tapuscrit censé être fidèle à l’original manuscrit. Le texte reproduit est donc issu du déchiffrement de cette version photocopiée.
L’œuvre est ici en germe, dans la nuit, dans une obscurité toute shivaïte. L’hindouisme est d’ailleurs déjà présent avec l’utilisation du monosyllabe AUM et de formules proches du tantrisme. Soulignons que ce roman, œuvre de fiction, n’a pas été conçu pour la publication et qu’il n’est qu’un simple signe qui ne doit pas être surévalué ou mal interprété. Mais il n’est certainement pas un signe d’ignorance, ni « d’obsession ténébreuse ».
Nous espérons que d’autres auront accès au texte original manuscrit et qu’ils pourront en donner une version plus conforme.
René
Guénon - La frontière de l'autre monde
L'énigme
du sphinx
Il
n'est pas de plus troublante énigme pour l'homme que l'homme
lui-même, car tout en lui est mystère, son origine, sa nature et sa
destinée. Il aspire à connaître les réalités qui existent en
dehors de lui, et cela est assurément fort légitime; mais ne
doit-il pas chercher tout d'abord à se connaître lui-même
?
Telles étaient les réflexions que je me faisais, pour
la centièmes fois peut-être en errant à travers les rues bruyantes
et animées de Paris, et tout le mouvement que je voyais autour de
moi me semblait lointain, confus, indéfinissable. Quel but à toute
cette activité ? Quelle est la raison d'être de la vie
humaine? Que sont tous ces êtres qui s'agitent autour de
moi? Que pensent-ils? Où vont-ils ? Suis-je même bien sûr qu'ils
existent réellement, qu'ils ne sont pas de simples fantômes de mon
imagination ? Et, moi-même, qui suis-je donc ?
Il m'eût
été bien difficile alors de répondre à ces multiples
interrogations, et pourtant il y avait une chose dont je ne pouvais
pas douter : c'était ma propre existence. Je pensais alors au
"cogito,
ergo sum"
de Descartes, et je m'en étonnais, je m'en scandalisais presque :
par quelle étrange aberration ce philosophe éprouvait-il le besoin
de se prouver à lui-même qu'il existait? Mais puisque je possède
l'existence, pourquoi cette propriété n'appartiendrait-elle qu'à
moi seul? Pourquoi n'existerait-il pas d'autres êtres que moi ? Oui,
tous ces gens qui m'entourent, qui me heurtent, qui crient, qui
gesticulent, qui s'agitent de tous côtés, ils doivent exister
aussi; tout cela ne peut pas être une pure illusion, mais que sont
ces êtres ? Sans doute, leur nature doit être assez analogue à la
mienne, comme l'est leur apparence; ils sont plus ou moins semblables
à moi, et d'ailleurs, s'ils n'avaient rien de commun avec moi, je ne
pourrais ni les connaître ni même les concevoir; mais, encore une
fois, que suis-je moi-même ?
Cette question revenait sans
cesse et m'obsédait: les autres êtres sont ce que je suis, mais
cela ne me fait nullement connaître leur nature, car le mystère est
en moi-même. Et ce mystère se formulait pour moi en une triple et
formidable interrogation, qu'il me semblait avoir entrevue jadis,
mais sans pouvoir précise ce souvenir: d'où viens-je ? Que suis- je
? Où vais-je ?
Où j'allais, j'aurais été à ce moment
bien incapable de le dire; j'errais sans but, et j'avais traversé
tant de rues et de places que je n'avais qu'une notion fort vague du
lieu où je me trouvais et du temps qui s'était écoulé depuis le
début de ma méditation. Le monde extérieur s'était presque effacé
pour moi, et je ne voyais plus que trois immenses points
d'interrogation; toujours revenaient les trois obsédantes questions:
d'où vient l'homme? Qu'est-il ? Où va-t-il ?
- L'homme
vient de Dieu, il est un Dieu tombé, et il retourne à Dieu !
Qui
avait murmuré ces paroles à mon oreille ? Je me retournai et je ne
vis personne, ce n'était pourtant pas une voix intérieure que
j'avais entendue, et, bien qu'absorbé dans mes pensées, je n'étais
ni endormi ni halluciné.
- Le Sphinx t'a posé sa triple
énigme, et, nouvel Œdipe, il te faut triompher de lui !
C'était
la même voix qui avait encore parlé: je me retournai de nouveau,
mais il n'y avait personne derrière moi ni à côté de moi, ou du
moins aucun être visible. Car il fallait bien qu'il y eût
quelqu'un, puisque j'avais très nettement entendu parler à deux
reprises différentes. Ces paroles devaient avoir été prononcées
par un être invisible, mais néanmoins réel; pourquoi n'y aurait-il
pas d'autres êtres que ceux que nous voyons ? Les récits de
phénomènes mystérieux revenaient à mon esprit, mais je n'en avais
jamais constaté par moi-même; aussi étais-je profondément
troublé.
Je n'entendais pas autre chose ce jour-là, mais
rentré chez-moi, je ne pus dormir de la nuit; un monde nouveau
s'ouvrait devant moi, et il semblait que ma tête allait éclater.
L'étrangeté du phénomène retenait toute mon attention, et je ne
songeais même pas au sens des paroles que j'avais entendues. Quoi
qu'il en soit je me décidai promptement à aborder l'étude de
l'occultisme, sur lequel je ne savais que fort peu de chose, mais qui
devait me permettre de me rendre compte de ce qui venait de se
passer, et peut-être aussi de ce qui m'arriverait par la suite, car
il me semblait que tout ne se bornerait pas là.
Dès le
lendemain, je me procurai quelques ouvrages dont je connaissais les
titres, et je me mis aussitôt au travail. Plusieurs jours se
passèrent sans nouveaux incidents, et je profitai de ce temps pour
acquérir quelques notions d'occultisme; cette étude était si
attrayante pour moi que j'y consacrais maintenant tous mes instants.
Un jour, mes yeux tombèrent sur ces vers d'Eliphas Lévi:
"Le
front d'homme du Sphinx parle d'intelligence,
Ses mamelles
d'amour, ses ongles de combats;
Ses ailes sont la foi, le
rêve et l'espérance,
Et ses flancs de taureau le travail
ici-bas !
Si tu sais travailler, croire,
aimer, te défendre,
Si par de vils besoins tu n'es pas
enchaîné,
Si ton cœur sait vouloir et ton esprit
comprendre,
Roi de Thèbes, salut ! Te voilà couronné
!"
Aussitôt, le sens des paroles
qu'avait prononcées la voix mystérieuse me revient à la mémoire:
je devais résoudre l'énigme du Sphinx: mais comment le pourrais-je
par mes seules forces, moi qui ne savais presque rien ?
-
L'aide ne fait jamais défaut aux hommes de bonne volonté !
La
même voix avait encore parlé, et cette fois chez moi, où pourtant
j'étais seul ! J'en fus épouvanté, et je sortis en toute hâte,
espérant me distraire par le contact du monde extérieur, et en même
temps remettre un peu d'ordre parmi les idées tumultueuses qui
s'entrechoquaient en moi. Cependant, je ne pus retrouver le calme, et
ce n'est pas sans une vive appréhension que je rentrai chez moi, ce
fut bien autre chose lorsque je vis établie sur mon bureau une large
feuille de papier couverte d'écriture, et je ne m'en approchai qu'en
tremblant.
En haut de cette feuille était une étrange
figure: une croix, sur laquelle était une rose, portait aux
extrémités de ses quatre branches les lettres hébraïques formant
le Nom Divin, le Saint Tétragramme; en face de cette croix était le
sphinx, et au-dessous se lisait cette parole de l'Evangile: "Quaere
et invenies !
Plus
bas, une main mystérieuse avait tracé ces lignes:
"A
toi qui cherche le grand Arcane, Salut !
"Tu ne sais
qui nous sommes, mais nous savons qui tu es ce que tu ignores
toi-même !
"C'est nous qui t'avons parlé, mais tu
ne nous as point vu, car tes yeux ne peuvent pas encore voir
l'Invisible.
"Mais ne crains rien: notre protection
est sur toi, et nous t'aiderons à résoudre l'énigme du
Sphinx.
"Ceux que nous avons choisis nous ne les
abandonnons jamais.
"Quant aux autres, aux profanes
qui ont des yeux et ne voient point; qui ont des oreilles et
n'entendent point, nous resterons toujours invisibles pour eux, car
ils sont incapables de connaître la Vraie Lumière.
"Lux
in tenebris lucet, et tenebrae eam non comprehenderunt !
"Mais
à tous ceux qui ont bonne volonté, le Verbe a donné le pouvoir de
devenir enfants de Dieu, car ceux qui croient en son nom sont dignes
de recevoir la lumière:
"Gloria
in excelsis deo, et in terra pax hominibus bonae voluntatis !
"
Le Verbe est la Voie, la Vérité et la Vie !
"
Médite ces paroles en silence, et ne les communique à
personne.
"Lege,
lege et relege: labora, ora et invenies !
Maintenant,
je ne pouvais plus détacher mes yeux de cette inscription, qui me
semblait tracée en caractères lumineux, en traits de flamme. J'y
songeai jour et nuit, je méditai sans cesse, mais je ne pus trouver
le mot de l'énigme. Enfin un jour que je promenais en y songeant
encore, la voix me dit: -Courage et persévérance !
En
rentrant, je trouvai une nouvelle feuille de papier, placée comme la
première, et sur laquelle ces mots étaient tracés de la même
écriture.
"Tu as longuement médité sur le mystère,
mais tu n’as pas encore reçu la lumière !
"Sache
que l'énigme du Sphinx est triple, et que trois se résout en
quatre.
"Le Sphinx lui-même est quatre: Tête
d'homme, corps de taureau, ailes d'aigle et griffes de lion.
"La
croix aussi est quatre: toute science divine et humaine est contenue
en principe dans l'ineffable Tétragramme, chef de la sainte Kabbalah
!
"Considère les quatre animaux de la vision
d'Ezéchiel et de l'Apocalypse; lorsqu'ils se rapprochent jusqu'à se
joindre, quatre en un, vois quel est l'être qu'ils
forment.
"Souviens-toi du Kérub qui, armé de l'épée
flamboyante, garde l'entrée de l'Eden !
"Souviens-toi
aussi des roues que vit le prophète Ezéchiel: Rota, Taro, Ashor,
Thorah ! [Erreur
de transcription ? On note que trois des termes sont des
permutations de quatre lettres : Rota, taro, tora. On attendrait
donc plutôt ator (hathor)]
"Souviens-toi
enfin des quatre verbes de l'initiation magique : savoir, vouloir,
oser, se taire !
"Contemple l'inscription qui est sur
la Croix, et considère qu'elle est formée de quatre lettres comme
Tétragramme: I. N. R. I. !
"Lorsque tu auras compris
ces choses, tu seras bien près de connaître la lumière !
"Post
tenebras lux ! Ordo
ab Chao !
Je
lus, je relus, je méditai, mais je ne compris pas, ou du moins je ne
compris que fort imparfaitement ; je ne connaissais guère de
l’occultisme que des généralités, et je savais à peine ce
qu’était la Kabbale. Cependant il me semblait que je sentais
naître en moi des idées nouvelles, qu’il m’eut été impossible
d’exprimer, tant elles étaient imprécises et différentes de tout
ce que j’avais connu jusqu’alors !
Quelques
jours se passèrent encore, pendant lesquels je n’entendis pas la
voix ; mais je trouvai chez moi une troisième épître
mystérieuse, conçue en ces termes :
« Toi
qui veux savoir, sache d’abord que tu ne sais rien !
« Lorsque
tu sauras cela, tu seras plus fort que tous les savants du monde, qui
ne connaissent rien en réalité, pas même leur ignorance !
« Il
te faut vaincre en toi-même l’orgueil et l’ambition : les
distinctions humaines n’ont aucune valeur à nos yeux.
« Dieu
seul est bon ! Dieu seul est grand ! Dieu seul est
puissant !
« Quis
similis tibi in fortibus, Domine ?
« Tout
en ce monde n’est que vanité : la gloire, la fortune, tout
cela n’est rien.
« Vanitas
vanitatum, et omnia vanitas !
« Une
seule chose est nécessaire à l’homme : c’est la parole de
Dieu !
« Le Christ a dit : le Ciel et la
Terre passeront, mais ma Parole ne passera point !
« La
Parole est perdue, le monde est plongé dans les ténèbres, mais si
tu le désires ardemment, tu sortiras de ces ténèbres, et la Vérité
t’apparaîtra.
« Sache que ta force ne réside pas
seulement dans la volonté, mais aussi et surtout dans le désir ;
l’homme de désir est le protégé de la providence.
« Cherche
la Parole perdue, et tu la trouveras ; demande la lumière, et
tu la recevras ; frappe à la porte du Temple, et l’on
t’ouvrira ! »
Après avoir lu ces mots, je
vis flamboyer devant moi l’inscription de la Croix : I. N. R.
I., et, au même moment j’entendis la voix qui me disait :
« Igne
Natura Renovatur Integra ! »
Il
me semble alors que quelque chose s’illuminait en moi, et, en
reprenant la feuille de papier sur laquelle étaient écrites les
lignes que je venais de lire, je vis en haut la figure du Sceau de
Salomon, que je n’avais pas remarquée tout d’abord.
Cependant,
je ne comprenais pas encore entièrement le sens des quatre lettres
mystérieuses, et toute mon attention se portait sur ce point,
lorsque la voix, qui maintenant ne m'effrayait plus, se fit entendre
de nouveau et dit:
"- Réintégration dans l'Unité
par l'amour ! "
Cette fois, j'avais compris, et je
voyais comme une éclatante lumière; mais la triple énigme du
Sphinx se posait encore: d'où vient l'homme ? Qui est-il ? Où
va-t-il ? Je me souvenais de la réponse que la voix y avait faite la
première fois, et je la comprenais maintenant, mais pas assez encore
pour exprimer ce que je sentais être la Vérité.
Une
quatrième épître formula le lendemain ce que l'intuition m'avait
fait pressentir:
"Un est tout, et tout est un !
"Un
a produit deux, deux a produit trois, trois a produit tous les
nombres. [Voir Les
principes du calcul infinitésimal,
au chapitre IX, citation du Tao-te-king par René
Guénon exactement de cette façon. Matgioi (La
Voie Métaphysique,
traduction du Tao-te-king,
ch. XLII) traduit ainsi: La Voie a produit Un. Un a produit
Deux, Deux a produit Trois. Trois a produit les dix milles
êtres.]
"Un
et deux sont trois: toutes choses viennent de Dieu.
"Dieu
non manifesté est un, Dieu manifesté est trois, un et trois sont
quatre.
"Dieu est trois: Père, Fils, Esprit, et ces
trois ne sont qu'un.
"L'homme aussi est trois:
esprit, âme, corps, et ces trois ne sont qu'un.
"L'Unité
manifesté est la trinité, qui est la Tri-Unité.
"Tout
est sorti de un, et tout doit revenir à un !"
Je lus
alors divers passages d'ouvrages kabbalistiques, relatifs à la
doctrine de l'Adam Kadmon, qui me parut claire jusqu'à l'évidence,
et j'y trouvai l'explication de la première phrase que j'avais
entendue, puisque Adam Kadmon, dont nous sommes tous des cellules,
est le Verbe manifesté, et que le Verbe est Dieu !
Et, à
ce moment, deux vers de Lamartine me revinrent à la mémoire:
"Borné
dans sa nature, infini dans ses vœux,
L'homme est un Dieu
tombé qui se souvient des cieux."
Mais l'énigme du
Sphinx se présenta de nouveau devant ma pensée, et aussitôt la
voix répondit aux trois questions par ces trois mots:
"
- Chute, Incarnation, Rédemption !"
Et je compris
quel lien unissait l'énigme unissait l'énigme du Sphinx et le
mystère de la croix !
Alors la voix se fit encore
entendre et me dit:
"Ferme les livres, ils te seront
désormais inutiles !"
Et je compris que c'était en
moi-même et non au dehors que je devais trouver le principe de toute
connaissance, contrairement à ce que pensent les faux savants, et
que la devise du vrai sage devait être: "Omnia
mecum porto !"
[« Je
transporte tout avec moi », (Selon Cicéron, Bias, l'un des
sept sages, fuyant Priène prise pas l'ennemi, à ceux qui
s'étonnaient qu'il n'emporte aucun bien, ni meubles ni argent,
répondait : « je porte en moi tout ce qui
m’appartient ».)]
Quelques
jours plus tard, je pus lire une cinquième missive, qui contenait
ces paroles:
"Le Ternaire se développe et s'explique
par le quaternaire.
"Le Sphinx est quatre, et ces
quatre ne sont qu'un.
"Le quaternaire est l'expansion
cruciale de l'Unité.
"Le quaternaire contient le
Dénaire, donc tous les Nombres, et le Dénaire n'est que le
développement de l'Unité.
"Les nombres sont les
principes des choses, a dit Pythagore; les Nombres de Pythagore sont
identiques aux Idées de Platon.
"La méditation
t'apprendra comment tous les nombres sont sortis de l'Unité, et
comment ils y retourneront.
"L'Unité est le plus
grand de tous les Nombres, car elle les contient tous; souviens-toi
toujours de cette vérité.
"Lorsque tu auras
approfondi la science des Nombres, tu seras près de savoir toutes
choses; mais celui qui sait tout ne sait rien encore rien.
"Apprends
à connaître la Vérité, et la Vérité t'affranchira !"
Le
lendemain je recevais encore une nouvelle communication, conçue en
ces termes:
"Le Sphinx connaît toutes choses, car
tout est dans tout et l'absolu est aussi dans l'homme.
"Si
tu veux parvenir à la science intégrale, réalise donc le Sphinx en
toi.
"Lorsque tu auras atteint l'équilibre qui
réside en l'Invariable Milieu, alors tu sauras.
"Mais
surtout prends bien garde que le Sphinx ne dégénère par involution
de chacun de ses éléments constitutifs, car, au lieu du sublime
gardien de l'invisible sanctuaire, tu n'aurais plus alors devant toi,
ou plutôt en toi, qu'une ridicule chimère, qui pourrait même se
transformer facilement en un monstre odieux.
« Le
Sphinx n’est pas seulement en l’homme, il est aussi dans la
Nature.
« Tel le microcosme, tel le macrocosme ;
ce qui est en bas est comme ce qui est en haut, et ce qui est en haut
est comme ce qui est en bas, pour accomplir le miracle de la chose
unique.
« L’homme qui se connaîtrait parfaitement
connaîtrait toutes choses, car il renferme en lui toutes les énigmes
de l’Univers, et celui-là aurait vraiment réalise le Sphinx, mais
il ne serait plus un homme.
« Souviens-toi aussi de
la Croix jointe à la Rose mystique
« Ad
Rosam per Crucem, ad Crucem per Rosam !
« Puissent
les portes d’or du Sanctuaire des Arcanes s’ouvrir bientôt
toutes grandes devant toi !
« Pax
profunda ! Amen ! »
Je
méditai longuement ces lignes, et il me semblait que le sens s'en
dévoilait peu à peu pour moi; de jour en jour, je comprenais mieux
ces mystérieux enseignements.
Enfin, quelques temps
après, je reçus une septième communication.
"Ave,
Frater Rosae-Crucis !
"A
toi qui es désormais des nôtres, salut et fraternité.
"Nous
t'avons jugé digne d'être admis parmi nous, et de prendre part à
notre invisible communion.
"Mais sois prêt à
affronter toutes les épreuves qui ne manquent jamais de fondre sur
le nouvel initié.
"Que ta volonté calme et
puissante brise tous les obstacles, sache triompher des multiples
assauts de l'Adversaire, aborde résolument le gardien du Seuil,
dégage-toi des liens de la matière et des innombrables replis du
Serpent Astral !
« Sache que celui qui aura vaincu
les Terreurs de la Mort aura droit à être initié aux plus grands
mystères.
« Sache aussi que c’est en toi-même
que tu trouveras le Principe de toute Vérité.
« N’oublie
jamais le symbole du Sphinx ; lorsque tu auras résolu l’énigme
qu’il te présente, tu recevras la couronne des Mages.
« En
vérité, l’énigme du Sphinx, c’est le secret de
l’homme.
« Savoir, vouloir, oser, se taire, tel
est le quaternaire magique.
« Tu sauras qui nous
sommes lorsque le temps sera venu ; tu nous trouveras assemblés
dans le temple du Saint-Esprit.
« Gloria,
gloria, gloria Deo !
« Pax
et lux tecum ! Amen ! »
L’adversaire
A
partir de ce moment, je me sentis tout autre ; il me semble que
quelque choses de nouveau avait pénétré en moi, que j’avais subi
une véritable transmutation spirituelle. Je décidai de tenter par
tous les moyens qui seraient en mon pouvoir d’entrer en rapport
direct avec les êtres mystérieux qui s’étaient si étrangement
manifestés à moi, cependant, je pressentais que tous mes efforts
demeureraient longtemps inutiles.
Un jour, je fis la
rencontre d’un personnage bizarre, qui engagea immédiatement la
conversation avec moi ; à en juger par son accent, ce devait
être un Anglais ou un Américain, mais il ne voulut pas me faire
connaître son nom. Il me déclara qu’il s’occupait de l’étude
des phénomènes psychiques, mais qu’il n’admettait aucune des
théories du spiritisme, à quoi je compris qu’il devait être
occultiste ; nous nous entendîmes donc parfaitement sur ce
point. Il me demanda alors si je ne voudrais pas assister le soir
même à une séance d’un cercle d’études expérimentales auquel
il appartenait, et m’offrit de me présenter au président ;
j’acceptai avec empressement cette occasion de faire connaissance
avec quelques occultistes.
Le soir donc, nous nous
rendîmes ensemble à ce cercle, et je fus présenté au docteur
Ochs [L’identification
précise de ce nom sur le document est incertaine, nous retenons
faute de mieux cette transcription à chaque fois qu’il apparaît
dans le texte],
qui en était le président ; ma surprise fut grande de voir que
l’assistance, qui comprenait une vingtaine de personnes, étaient
en majorité composée d’ecclésiastiques. On ne perdit pas de
temps ; le président et deux autres personnes, dont un prêtre,
posèrent leurs mains sur un guéridon, dont un des pieds devait se
lever pour répondre par coups frappés, suivant la méthode
habituelle des évocations spirites.
Le guéridon commença
par faire diverses évolutions, sauts en l’air à plusieurs
reprises, puis on le fit parler, et voici le colloque qui eut lieu, à
ma grande stupéfaction, entre le président et lui : Qui
es-tu ? - Le diable – Quel diable ? – Astaroth –
As-tu des cornes ? – Oui – Combien ? – Deux – As-tu
une queue ? – Non – As-tu une fourche ? – Oui –
Combien a-t-elle de pointes ? Deux – Pourquoi faire ? –
Pour embrocher – Qui veux-tu embrocher ? Tous, si je peux ? –
Pourrais-tu te montrer sous une forme visible ? – En vieille
Tata – Quand ? – Maintenant – Faut-il éteindre les
bougies ? – Oui – Eh bien, soit ! »
Dès
que nous fûmes dans l’obscurité, le guéridon entra dans un
véritable accès de fureur, s’agitant en tout sens, frappant
vigoureusement le parquet ; puis il se leva en l’air et
parcourut plusieurs fois le salon sans toucher à terre, distribuant
des coups de pied à droite et à gauche. Cependant, nous ne vîmes
pas la vieille Tata; quand on eut fait la lumière, on demanda :
« Es-tu toujours là ? – Oui – Tu n’as donc pas pu
te montrer ? – Non. » Un des assistants, qui tenait une
plume et du papier pour noter les réponses, s’était amusé à
caricaturer une hideuse figure du diable ; la montrant alors au
guéridon, il lui dit : « Voilà ton portrait ».
Aussitôt le guéridon s’approcha de lui et se mit à racler le
papier pour effacer la caricature ; puis il dit : « Je
suis bien joli ». Ce furent ses dernières paroles ; le
guéridon resta ensuite immobile pendant quelque temps.
Peu
après, de nouvelles manifestations se produisirent, et le président
recommença son interrogatoire : « Qui es-tu ? – Le
diable – Quel diable ? – Cerbère – Ai-je le droit de te
commander ? – Non. » Le prêtre prit alors la parole :
« Et moi, ai-je le droit de te faire obéir ? – Oui –
Pourquoi ? – Parce que tu es prêtre – Viens-tu ici pour le
bien ou pour le mal ? – Pour le mal – Reviendras-tu dans
cette maison si je t’ordonne d’en sortir ? – Non – En ce
cas, fais-nous le plaisir de déguerpir, et si jamais tu te
représentes ici, tu auras affaire à moi. »
Un
silence complet suivit ces paroles, et chacun s’apprêta à
partir.
En sortant, un peu interloqué par ce que je
venais d’entendre, je cherchai mon compagnon, mais en vain ;
il avait disparu. Je dus donc rentrer seul chez moi, et il me fut
impossible de dormir de toute la nuit ; quand le jour vint, ce
fut un grand soulagement pour moi, mais je pensai que c’était là
le commencement des épreuves qui m’avaient été annoncées, et je
me promis de me tenir désormais sur mes gardes.
Lorsque
je sortis, la première personne que je rencontrai fut le docteur
Ochs; il vint à moi et me dit : « C’est vous qui êtes
venu chez nous hier avec Adam Astor ? » Ce nom me surprit,
mais je ne voulus pas laisser voir que je l’ignorais, et je
répondis : « Oui. » La conversation s’engagea
là-dessus, et, naturellement, on en vint à parler de ce qui s’était
passé la veille.
« C’est toujours ainsi que nous
procédons, dit-il, à chacune de nos séances, il vient deux ou
trois diables, et, suivant les dispositions avec lesquelles ils se
présentent, nous les invitons à se montrer ou nous les expulsons ;
d’ailleurs, je dois dire que, dans le premier cas, ils arrivent
assez rarement à se rendre visibles. »
« Mais,
demandai-je, ne vient-il jamais autre chose que des
diables ? »
« Non, qui donc voulez-vous
qu’il vienne ? Seriez-vous spirite ? Et croiriez-vous aux
manifestations des morts dans les tables ? »
« Nullement,
mais je suis occultiste, et je sais qu’il peut y avoir, soit une
action de l’inconscient du médium, soit une manifestation
d’entités du plan astral, telles que les élémentals. »
«
Nous n’avons point de médium, répondit-il en riant, et nous ne
croyons ni au plan astral ni aux élémentals. »
« Vous
n’êtes donc pas occultistes ? Qu’êtes-vous
alors ? »
« Nous sommes
catholiques ! »
Ce mot fut prononcé avec un
air de dignité offensée, qui d’ailleurs ne dura qu’un
instant.
« Nous ne le sommes cependant pas tous,
reprit-il ; ainsi Adam Astor est protestant, ce qui n’a rien
d’étonnant pour un Américain, mais il est tout au moins
sympathique au catholicisme, et nous espérons bien arriver à le
convertir un jour ou l’autre. »
« En lui
faisant voir et entendre des diables ? »
« Certainement,
l’adversaire est un collaborateur, le diable est le meilleur
instrument de conversion. »
Cette dernière réponse
me parut assez singulière ; nous nous quittâmes là-dessus,
et, un instant après, je me trouvai face à face avec Adam Astor,
qui me déclara m’avoir cherché la veille à la sortie et n’avoir
pu me trouver ; cela me sembla bizarre, attendu que je l’avais
cherché moi-même. Je lui racontai ma rencontre et ma conversation
avec le docteur Ochs sans lui dire cependant que celui-ci m’avait
fait connaître son nom ; je dois dire que ce nom me paraissait
aussi étrange que le personnage lui-même.
« Oui,
me dit-il, ces braves gens croient qu’ils me convertiront, et je
leur laisse cette douce illusion ; mais bientôt je cesserai
d’aller chez eux, car ce spectacle manque de variété, et leurs
diables ont une conversation peu intéressante. »
« Croyez-vous,
lui demandai-je, que ce soient réellement des diables ? »
« Il
faudrait s’entendre sur ce que vous appelez ainsi ; vous savez
comme moi que le diable n’existe pas, mais il y a des diables, et
même nous en sommes tous plus ou moins, car qui dit diable dit être
malfaisants, et quel est celui qui peut se vanter de n’être pas
malfaisant ? »
Je fis un signe
d’étonnement.
« Oui, continua-t-il, ce que je dis
vous étonne, je le sais, mais je ne puis que vous répéter que les
diables évoqués par le docteur Ochs et ses amis ne sont peut-être
pas si diables que nous. »
« Mais comment se
fait-il qu’il y ait tant de prêtres là-dedans ? »
« Cela
les intéresse beaucoup de causer avec les diables. S’ils savaient
où sont les vrais diables, vous les y verriez accourir tout de
suite ; mais comme ils n’en savent rien, ils sont obligés de
se contenter des représentations que leur offre le docteur Ochs, qui
n’est d’ailleurs pas si catholique au fond qu’il veut bien le
dire. »
« Pourquoi donc le dit-il
alors ? »
« Parce que cela lui est
nécessaire pour jouer son rôle ; on ne peut gagner la
confiance des gens qu’en semblant être de leur parti ; mais
je ne peux pas vous en dire plus long là-dessus. »
« Et
vous, il paraît que vous êtes protestant ? »
« Moi ?
Je ne suis pas plus protestant que catholique ; je suis tout ce
qu’on veut, et surtout ce qu’on ne veut pas, car, pour le rôle
que j’ai à jouer, il faut que j’incarne l’esprit de
contradiction, cet esprit-là est un diable plus authentique que tous
ceux que vous avez entendus ou que vous pourriez entendre en
assistant à d’autres séances comme celle d’hier
soir. »
« Etes-vous occultiste ? »
« Mais
non, pas plus cela qu’autre chose ; je ne suis pas même
spiritualiste, et d’ailleurs je ne suis pas matérialiste non
plus ; mon système est la négation, je nie l’existence de
Dieu, je nie l’existence du monde extérieur, je nie ma propre
existence, je nie encore la négation de tout cela ; je nie
l’être, je nie le néant qui est la négation de l’être, et je
nie la négation du néant. »
« Qu’êtes-vous
donc pour nier ainsi ? »
« On m’appelle
le Négateur. »
Cela fut prononcé d’un ton qui me
fit frémir.
« Ce que je dis vous effraie,
reprit-il, jusqu’ici j’avais joué un rôle devant vous, et
maintenant je viens de me montrer tel que je suis ; n’avais-je
pas raison de vous dire que je suis un diable ? »
« Quel
diable êtes-vous donc ? »
« Les hommes
m’appellent Adamastor ! »
Cette fois, j’avais
compris, ce nom qui m’avait tant étonné, n’était autre que
celui du démon des Tempêtes, et c’est ce démon que j’avais
devant moi !
Il parut deviner ma pensée :
« Ne
craignez rien, dit-il, je ne suis pas mauvais diable au fond ;
sur mer il ne faut pas trop s’y fier, mais ici je ne suis pas bien
redoutable ; et puis, tant que je serai dans la peau d’un
homme, j’aurai mon rôle à jouer, et ce rôle ne consiste pas à
déraciner les arbres ni à renverser les maisons ; tant que
cela durera, il n’y aura guère de naufrages, et les cyclones
seront rares. »
« Quel est donc votre rôle
actuel ? »
« Vous le saurez plus tard ;
mais n’oubliez jamais qu’Adamastor est devenu Adam
Astor ! »
Ayant dit ces mots, il me quitta ;
je rentrai aussitôt, effrayé de ma rencontre, bien que doutant
encore de l’identité du mystérieux personnage ; en tout cas,
j’avais rencontré l’Adversaire.
Je le rencontrai de
nouveau le lendemain ; il paraissait de fort bonne humeur.
« Eh
bien ! fit-il en m’abordant, il paraît que ce que je vous ai
dit hier vous a un peu épouvanté, et que vous me regardez comme
l’Adversaire ; vous savez qu’en hébreu cela se dit Satan.
Je le suis en effet, si tant est que je sois quelque chose, et même
que je sois ; je le suis sur tous les plans, si tant est qu’il
y ait des plans, et même qu’il existe quelque chose. Je vous ai
dit que j’incarnais l’esprit de contradiction ; vous dites
vous, que l’être est et que le néant n’est pas, et c’est là
votre logique ; pour moi, c’est le néant qui est et l’être
qui n’est pas. C’est que la logique n’existe pas pour moi,
parce que le raisonnement l’a tuée ; d’ailleurs, pourquoi
parler de ce qui existe et de ce qui n’existe pas, puisque rien
n’existe, à moins qu’au contraire tout existe. Même ce que je
dis, cela n’existe pas, car, par mes incessantes contradictions, je
m’empresse de détruire ce que je viens de créer à l’instant
même ; et pourtant tout cela existe, par le fait même que je
l’ai crée ; mais, si j’ai pu le créer, je peux le détruire
aussi, à moins que cela ne puisse pas prendre fin ; dans ce
cas, cela n’a pas pu avoir de commencement non plus, car tout ce
qui a eu un commencement doit avoir une fin ; d’ailleurs, le
commencement et la fin se rejoignent, car l’être et le néant son
identiques ; allez donc vous y reconnaître là-dedans si
vous le pouvez ! Voilà ce que c’est que de raisonner dans
l’absolu ! »
« Pardon, répliquai-je,
il me semble que vous abusez quelque peu du raisonnement, et que vous
ne faites guère que d’accumuler des sophismes ; d’ailleurs
vous avouez vous-même vos perpétuelles contradictions. »
« C’est
que je joue en ce moment le rôle de l’Adversaire sur le plan
intellectuel. Je dois donc opposer sans cesse la thèse à
l’antithèse, sans jamais les résoudre par la synthèse : en
toutes choses, je montre le binaire, l’antinomie, le déséquilibre ;
nier et détruire, voilà ma fonction. C’est pourquoi je raisonne
sans cesse, car si nous avons, vous et moi, la faculté ratiocinante,
c’est pour en user, et même en abuser au besoin ; le sophisme
voilà le véritable type de raisonnement. Il n’y a rien de tel que
de raisonner pour tout renverser, c’est en raisonnant que Descartes
en était arrivé à douter de tout, même de sa propre existence ;
mais il a eu ensuite le tort de rétrograder et de revenir à
l’affirmation au lieu d’aller jusqu’à la négation absolue,
qui consiste à nier tout même l’Absolu ! »
« Tout
à l’heure, vous disiez pourtant que vous raisonniez dans
l’Absolu. »
« En effet, car je raisonne dans
le vide, dans le néant et l’Absolu est identique au néant ;
l’être et le néant sont identiques, et l’Absolu est à la fois
être et néant. »
« Quelle admirable
philosophie ! »
« Oui, c’est de la
philosophie, et je n’ai pas de meilleurs auxiliaires parmi vous que
les philosophes raisonneurs ; leur œuvre consiste à supprimer
les faits et à les remplacer par des théories et des hypothèses ;
de la sorte, ils démolissent tout, en substituant ce qui n’existe
pas à ce qui existe, l’abstraction à la réalité. »
« Vous
êtes bien dur pour ces pauvres philosophes. »
« Nullement,
je ne fais que de dire la vérité, s’il y a une vérité, ce que
je ne crois pas ; c’est en tout cas, à mon point de vue, le
plus grand éloge que je puisse faire d’eux. La philosophie, la
science, la religion, tout ce dont vous êtes si fier, vous autres
hommes, il n’y a dans tout cela que de vains mots ; à peine
un système est-il édifié qu’il s’écroule, et qu’un autre
vient le remplacer, pour disparaître à son tour presque aussitôt,
et ainsi de suite indéfiniment. Au milieu de tout cela, vous vous
disputez, vous vous battez, vous vous massacrez même parfois ;
je m’en réjouis, car j’aime la discussion, la discorde, la
division sous toutes ces formes. La division, c’est le
déséquilibre, et le déséquilibre, c’est le mal ; je suis
le principe du mal, et le mal n’a pas de principe ; je
n’existe donc pas, je suis le néant, mais, comme l’être et le
néant sont identiques, je suis l’un et l’autre à la fois, et en
même temps je ne suis ni l’un ni l’autre, et cela revient à
dire que je suis l’Absolu ! »
« Vous
allez bien, en vérité ! »
« Oui, je
suis l’Absolu, c’est-à-dire non pas Dieu, mais plus que Dieu,
car Dieu, s’il est, est manifesté, donc relatif ; je suis
Lucifer, Dieu est Adonaï, et Lucifer est supérieur à Adonaï, et
il remporte sur lui une victoire définitive. »
« Voilà
que vous m’exposez de singulières doctrines ; Dieu n’est
plus Dieu, il devient l’Adversaire, et l’Adversaire prend la
place de Dieu, on dirait du manichéisme renversé ! »
« Je
renverse tout en effet ; je mets en haut ce qui est en bas, et
en bas ce qui est en haut ; ma fonction consiste à nier et à
détruire, je vous l’ai déjà dit. Vous voyez que vous ne vous
étiez pas trompé ; je suis bien l’Adversaire, je suis
Satan ! »
Après avoir prononcé ces dernières
paroles, il s’éloigna rapidement et disparut.
Je
continuai ma promenade, sans but défini, réfléchissant à ce que
je venais d’entendre ; la conclusion qui s’en dégageait le
plus nettement pour moi, c’était l’inanité du raisonnement.
Cependant, cela ne faisait point le jeu de l’Adversaire, qui, pour
m’amener à lui, aurait voulu faire de moi un raisonneur. Je le vis
bien par la suite ; mais pour le moment, l’Adversaire changea
de système, et décida de m’attraper sur d’autres plans que le
plan mental.
J’errais depuis longtemps déjà, lorsque
je vis venir vers moi un homme au teint bronzé, qui portait un
accoutrement bizarre et bariolé.
« Salut ! me
dit-il en m’abordant, tu ne me connais pas, mais je te connais
bien ; je sais qui tu viens de quitter, et quelles sont en ce
moment tes pensées ; tu t’es entretenu avec un homme qui
n’est pas un homme mais qui est à la fois plus et moins qu’un
homme : ses pieds touchent les racines de l’Etre, sa tête
atteint les cimes du Non-Etre, mais il lui manque ce qui de deux fait
trois. »
« Explique-toi, répondis-je, je ne
te comprends pas bien. »
« Etant à la fois
plus haut et plus bas que nous, il nous est à la fois supérieur et
inférieur ; mais ce qui de deux fait trois, c’est l’Unité,
qui est le centre spirituel, et cela lui fait défaut, car il n’est
que le binaire non équilibré. En réalité, l’homme est plus
grand que tous les génies, et il peut commander à toutes les
puissances de l’Invisible car il est d’essence
divine. »
« N’est-ce pas là de
l’orgueil ? »
« Mais l’orgueil est
lui-même quelque chose de divin, et c’est par l’orgueil que
Lucifer s’identifie à la Divinité. D’ailleurs, tu as étudié
les enseignements de la Kabbale, et tu dois savoir qu’Adam Kadmon,
de l’essence duquel nous participons tous, est identique au Verbe
lui-même, dont il est la manifestation intégrale. »
« Voilà
une apologie non déguisée de l’autodéification qui est la cause,
si je ne me trompe, de la chute de Lucifer. »
« Lucifer
n’est point tombé, et il règne au séjour de l’Eternelle
Lumière ! »
« Serais-tu donc
luciférien ? »
« Oui, certes, et je m’en
fais gloire. »
« Mais qui donc es-tu ? »
« Je
suis Narad-Sin, le fils du vieil Adar-Samdan, qui est le roi des
Rômes depuis près d’un siècle ; il m’a envoyé vers toi,
viens avec moi vers sa tente. »
Je le suivis, poussé
par la curiosité, et nous cheminâmes côte à côte sans dire un
seul mot ; ainsi, j’allais voir ce mystérieux roi des
Bohémiens, ce personnage étrange sur lequel circulent tant
d’effrayantes légendes.
Nous étions sortis de Paris,
et nous allions maintenant à travers des terrains vagues ; nous
nous trouvâmes bientôt dans une sorte de campement ; des
enfants jouaient devant les tentes, et quelques femmes se montraient
ça et là ; tout cela formait un ensemble extrêmement
pittoresque. A la suite de mon guide, je pénétrai dans une vaste
tente qui occupait à peu près le centre du campement, là deux
homme étaient assis: l'un était un vénérable vieillard à longue
barbe blanche; l'autre, beaucoup plus jeune, avec une barbe noire
taillé en pointe, avait un regard inquiétant, des yeux sombres qui
semblaient lancer des flammes; je craignis d'avoir commis une
imprudence, mais il était trop tard pour reculer.
Le
vieillard me regarda, et il me semble que ce regard pénétrait
jusqu'au fond de mon être.
"Ainsi, dit-il lentement,
tu n'as pas craint de venir ?"
"Non,
répondis-je, je n'ai rien à craindre."
"Sois
donc le bienvenu."
Et il me fit signe de
m'asseoir.
"Comme tu le sais déjà, reprit-il après
un moment de silence, je suis Adar-Samdan, roi des Rômes et héritier
des Grands-Prêtres de la Chaldée; ne me demande pas mon âge, car
il y a longtemps que je ne compte plus."
Je compris
qu'il prononçait une phrase convenue, une formule initiatique;
heureusement, je la connaissais depuis longtemps.
"Je
vous entends, dis-je, quels sont donc vos droits ?"
"Mishtar
!"
Il y eut encore un instant pendant lequel tout le
monde demeura silencieux.
"Tu te demandes, sans
doute, reprit ensuite le vieillard, pourquoi je t'ai envoyé
chercher; c'est que les Puissances Noires ont spécialement délégué
vers moi le prince Belphégor, ici présent, pour te conférer
l'initiation suivant nos rites antiques et vénérables."
En
entendant ces paroles, je ne pus réprimer un mouvement de
surprise.
"Ne crains rien, dit-il, nous n'exigerons
de toi aucun engagement, si ce n'est celui de garder le secret sur
tout ce que tu verras et entendras parmi nous; cela le promets-tu
?"
"Oui, je le promets."
"Eh
bien ! Puisqu'il en est ainsi, nous allons dès maintenant te
conférer l'initiation."
Alors, celui que l'on avait
appelé le prince Belphégor se plaça sur un siège élevé;
Adar-Samdan s'assit à sa gauche, et Narad-Sin prit place à côté
de moi, à ma droite.
Adar-Samdan prit une épée,
avec laquelle il traça une croix dans l'espace.
"Ave,
Frater-Rosae-Crucis !"
Aôm ! répondit Narad-Sin.
[On
notera l’emploi du monosyllabe AUM]
Je
ne fus pas peu surpris d'entendre répéter ici ces paroles, par
lesquelles commençait la dernière des sept mystérieuses
communications que j’avais reçues.
Entre Adar-Samdan et
son fils s’engagea alors un dialogue symbolique dont, aujourd’hui
encore, toutes les paroles sont profondément gravées dans ma
mémoire.
« Très Sage Frère Illuminé, dit-il,
quelle heure est-il ? »
« Très Puissant
Souverain Grand-Maître, répondit Narad-Sin, il est l’heure de la
lumière ! »
« Es-tu Prince de la
Rose-Croix ? »
« J’ai ce
bonheur. »
« Quel âge
as-tu ? »
« Trente-trois
ans ! »
« Qu’est-ce qu’un parfait
Rose-Croix ? »
« C’est un homme
intégralement régénéré par la vertu du Feu Sacré, qui est
l’agent de la Réintégration universelle en Adam
Kadmon. »
« Comment s’opére cette
réintégration ? »
« Par la puissance
des onze, qui sont l’ineffable Aïn-Soph et les dix Sephiroth, qui
se résument en Kether-al-Kuth. »
« Quel est
le privilège des Frères Illuminés de la Rose-Croix ? »
« C’est
la gnose, c’est-à-dire la connaissance intégrale par laquelle
doit s’opérer le Salut de l’humanité. »
« Quelle
est la clef du Grand Arcane ? »
« Réintégration
dans l’Unité par l’Amour ! »
« Que
ceci s’accomplisse ! »
« Fiat ! Amen ! »
J’étais
de plus en plus surpris, et je commençais à me demander si je
n’avais pas trouvé les êtres mystérieux qui m’avaient envoyé
de si étranges missives. Cependant, quelque chose en moi me disait
qu’il n’en était rien, et m’avertissait que je devais me
méfier de plus en plus, afin de ne pas me laisser tromper par les
ruses de l’Adversaire.
Le dialogue continua.
« Très
Sage Frère Illuminé, quelle heure est-il maintenant ? »
« Très
Puissant souverain Grand-Maître, il est l’heure où la Parole est
perdue ! »
« A quelle heure s’ouvrent
nos travaux ? »
« A trois heures après
midi ! »
« Devons-nous donc les
ouvrir ? »
« Oui, puisqu’il est l’heure
et que nous avons l’âge ! »
« Qu’il
en soit ainsi ! »
« Amen ! »
Il
y eut encore une légère interruption, puis le vieillard reprit son
interrogatoire.
« Très Sage Frère Illuminé,
connais-tu le Père ? »
« Je m’en fais
gloire, Très Puissant Souverain Grand-Maître ! »
« Qui
est-il ? »
« Il est celui qui peut tout,
et je ne puis rien sans lui. »
« Quel est son
nom ? »
« Je ne puis ni le lire ni
l’écrire, je ne puis que
l’épeler ? »
« Iod »
« Noun »
« Resh »
« Iod »
« Igne
Natura Renovatur Integra »
« C’est la Grande
Parole ! »
« La Parole perdue est
retrouvée. »
« Alléluiah ! »
« Puisqu’il
en est ainsi, rendons gloire au Père, à qui appartiennent le Règne,
la Justice et la Miséricorde dans les …. [Mot
indéchiffrable]»
« Aôm ! »
Ma
stupéfaction allait toujours en augmentant ; ces travaux
avaient une apparence tout à fait rosicrucienne ; cependant le
milieu dans lequel je me trouvais ne m’inspirait pas grande
confiance, et je m’attendais toujours à quelque chose de
diabolique.
« Très Sage Frère Illuminé, quelle
heure est-il ? »
« Très Puissant
Souverain Grand-Maître, il est l’heure du
repos ! »
« Pourquoi ? »
« Parce
que la Parole est retrouvée. »
« Devons-nous
donc fermer les travaux ? »
« Nous ne les
fermons jamais, nous les suspendons seulement. »
« Qu’ils
soient donc suspendus ! »
« Amen ! »
Je
crus que c’était réellement la fin, et je dois avouer que j’étais
quelque peu déçu, mais Adar-Samdan reprit presque aussitôt la
parole :
« Très Illustre Prince de la
Rose-Croix, quelle est l’heure de votre travail ? »
« Très
Puissant Souverain Grand-Maître, les travaux des Princes de la
Rose-Croix sont toujours en activité ! »
« Quel
âge as-tu ? »
« Je ne compte
plus ! »
« Qui es-tu donc ? »
« Nul
ne me connaît, si ce n’est le Père, et je connais le Père comme
le Père me connaît. »
« D’où
viens-tu ? »
« De la Lumière
Eternelle. »
Adar-Samdan traça de nouveau une croix
avec son épée.
« Ave, Princeps Rosae
Crucis ! »
« Aôm !»
Le
dialogue continua encore.
« Très Illustre Prince de
la Rose-Croix, où s’assemblent les Frères qui ont reçu la Vraie
Lumière de la Sainte Gnose ? »
« Dans le
Temple du Saint-Esprit, Très Puissant Souverain
Grand-Maître ! »
« Pourquoi ? »
« Pour
adorer le Père en esprit et en vérité. »
« Où
est ce Temple ? »
« Il est
partout. »
« Quel est son nom ? »
« Pax
Profunda ! »
« A
quelle heure s’y assemble-t-on ? »
« Midi
culminant. »
« Pax
et lux tecum ! »
« Amen ! »
Cette
fois, je reconnaissais les paroles qui terminaient ma dernière
missive rosicrucienne ; tout cela se suivait donc
admirablement.
« Très Illustre Prince de la
Rose-Croix, comment as-tu pénétré dans le Temple du
Saint-Esprit ? »
« En faisant la volonté
du Père, Très Puissant Souverain Grand-Maître ! »
« Depuis
combien de temps y as-tu pénétré ? »
« Depuis
que je connais la vraie Lumière. »
« Quelle
heure était-il alors ? »
« Midi
culminant. »
« Quelle heure est-il
maintenant ? »
« Minuit
juste ! »
« Combien de temps devais-tu
rester dans le Temple ? »
« De midi à
minuit. »
« Il est donc l’heure d’en
sortir ? »
« Oui ! »
« Pourquoi ? »
« Parce
que midi est l’heure de la Lumière, et minuit est l’heure des
ténèbres. »
« Puisqu’il est l’heure des
ténèbres, retirons nous en paix ! »
« Khonx
om Pax ! »
« Consummatum
est ! »
« Amen ! »
Maintenant
tout semblait bien fini, et aucun indice ne pouvait me permettre de
croire que les travaux auxquels je venais d’assister n’étaient
pas de véritables travaux rosicruciens, quand bien même ceux qui
avaient prononcé ces paroles symboliques leur avaient donné un sens
luciférien. Cela était bien probable, d’après ce que m’avait
dit Narad-Sin lorsque je l’avais rencontré ; d’autre part,
le prince Belphégor, délégué des Puissances Noires, pouvait fort
bien être le diable du même nom, un congénère d’Adamastor. Mais
une voix intérieure vint m’expliquer ce que je ne comprenais pas :
oui, ces travaux étaient bien réellement rosicruciens, parce que
les lucifériens ne voulaient initier que de véritables Princes de
la Rose-Croix ; ils commençaient donc par compléter leur
initiation antérieure, et cela constituait une initiation
rosicrucienne parfaitement valable, bien qu’obtenue par la voie de
la gauche ; mais maintenant il me restait encore à recevoir
l’initiation luciférienne, ce qui était fort peu de mon
goût.
Adar-Samdan reprit la parole, mais cette fois en
s’adressant à moi directement :
« Tu sembles
un peu fatigué ce soir, me dit-il ; nous te permettons donc de
te retirer ; tu reviendras vers nous lorsque tu désireras
connaître la Vérité Totale, et alors nous te donnerons le
complément de l’initiation. »
Et d’un geste, il
me congédia ; j’eus de la peine à retenir un soupir de
soulagement.
Pendant tout le temps que j’avais été là,
le mystérieux Belphégor n’avait pas prononcé une seule
parole.
Narad-Sin me reconduisit jusqu’à la limite du
campement.
« Adieu, me dit-il, en me quittant, et
que les Puissances Noires te soient favorables ! »
La
nuit était venue ; je me hâtai de rentrer dans Paris et de
regagner ma demeure, ayant peine à croire à la réalité de tout ce
que j’avais vu et entendu.
Ainsi, l’Adversaire, au
lieu de me nuire comme il le voulait, m’avait servi, parce que
j’avais évité de tomber dans ses pièges ; grâce à la lui,
j’étais devenu Prince de la Rose-Croix.
Le
Dieu Noir
Je
restai plusieurs jours enfermé chez moi, préoccupé de tous ces
événements étranges et mystérieux, et n’osant pas sortir dans
la crainte de fantastiques rencontres.
Cette crainte
n’était pas vaine, car, à la première promenade que je fis, je
me trouvai presque aussitôt face à face avec le redoutable Adam
Astor qui était accompagné du docteur Ochs.
« Eh
bien !, me dit-il sans préambule, vous avez fait la
connaissance de Narad-Sin et de son père Adar-Samdan, le vieux roi
des Rômes ? »
« En effet, lui
répondis-je, mais comment le savez-vous ? Les connaissez-vous
donc vous-même ? »
« Si je les connais !
Comment pouvez-vous me poser une pareille question ? Ne
savez-vous pas que je suis, comme Belphégor que vous avez vu chez
Adar-Samdan, un délégué des Puissances Noires ? »
« Ainsi,
Belphégor et vous, vous êtes deux diables ? »
« Oui
certes, puisqu’il vous plaît de nous appeler ainsi, mais, pour
nous et pour nos amis les Lucifériens, c’est votre Dieu qui est le
vrai Diable, l’Adversaire du Dieu Bon.
« Qu’appelez-vous
donc le Dieu Bon ? »
« Lucifer, dont
nous, Esprits du Feu, sommes les ministres, et qui règne au séjour
de l’Eternelle Lumière ! »
« Je ne
reconnais plus en vous le Négateur de l’autre jour. »
« C’est
que le rôle que j’ai à jouer n’est plus le même
aujourd’hui. »
« Mais vous, docteur, dis-je
en m’adressant au compagnon d’Adam Astor, je vous croyais
catholique ; comment pouvez-vous entendre de pareilles
affirmations sans protester énergiquement et même tenter un
exorcisme au besoin ? »
« Oh !,
répondit le docteur Ochs, j’étais catholique quand il le
fallait ; maintenant, j’ai changé ce rôle, moi aussi, et le
cercle spirite, ou psychique si vous préférez, où vous avez fait
ma connaissance, ne fonctionne plus, car nous avons estimé qu’il
n’avait plus sa raison d’être, du moins jusqu’à nouvel
ordre. »
« Alors, vous aussi, vous êtes donc
luciférien ! »
« Oui certes, et je m’en
fais gloire ! »
C’était exactement la
réponse que Narad-Sin avait faite lorsque je lui avais posé la même
question ; ce devait être une formule conventionnelle, dont les
lucifériens se servaient pour se reconnaître entre eux.
Le
docteur coupa court à mes réflexions.
« Pendant
que j’y pense, reprit-il, il faut que je vous fasse une
recommandation : ne m’appelez plus jamais le docteur Ochs ;
je suis maintenant le docteur Ariel. »
« Ah !
Et pourquoi cela ? »
« Parce que le
docteur Ochs est mort ; nous devons changer de nom chaque fois
que nous changeons de personnalité, c’est-à-dire de rôle ;
cela importe fort peu, car tant que nous sommes ici-bas, nous
ignorons notre véritable nom, de sorte que nous en sommes réduits à
ne proter que des sobriquets. »
« Quand donc
pouvez-vous connaître votre véritable nom ? »
« Lorsque
nous vivrons au sein de la Lumière Eternelle dans le séjour des …
[mot
indéchiffrable]
du Dieu Bon ; là, les noms, c’es-à-dire les nombres
caractéristiques de tous les êtres, s’identifieront au zéro
absolu, auquel ils seront indissolublement unis. »
C’était
là une étrange adaptation des hauts enseignements de la Kabbale, ou
l’unité était remplacée par le zéro ; mais je me gardai
bien de formuler cette remarque à haute voix, car je voulais laisser
parler librement mes interlocuteurs, afin d’en apprendre le plus
possible sur leur compte.
Mais Adam Astor ajouta
simplement ces mots en manière de conclusion :
«
Oui, tout rentre dans l’Absolu parce que tout en est sorti, et
l’Absolu c’est le Néant. »
C’était bien là
la formule finale du plus extrême pessimisme, et, pour la première
fois au cours de cet entretien, je reconnus dans ces paroles
l’Eternel Négateur.
Nous nous séparâmes là-dessus,
mais Adam Astor me dit :
« Ce soir, à minuit
juste, au camp d’Adar-Samdan ! »
Malgré mes
appréhensions, la curiosité l’emporta en moi, et je promis d’être
exact au rendez-vous ; j’étais maintenant prêt à tout, et
risquer ma vie me semblait une chose insignifiante, pas même une
preuve du plus vulgaire, tellement j’étais éloigné des idées
courantes sur la vie et la mort.
La nuit venue, je me mis
donc en route pour le camp des Bohémiens, et j’y arrivai quelques
instants avant minuit. Adam Astor m’attendait à l’entrée,
accompagné de Narad-Sin ; et contrairement à ce que j’avais
pensé, l’ex-docteur Ochs n’était pas là.
Après
quelques paroles de bienvenue de Narad-Sin nous nous rendîmes en
silence dans la tente du vieux roi ; celui-ci s’y trouvait en
compagnie du prince Belphégor, naturellement, et aussi d’une jeune
femme extraordinairement belle, richement parée d’ornements
étranges. Je sus plus tard que c’était la sublime maîtresse du
feu et du métal, qui jouit chez les Rômes d’une véritable
omnipotence, car le roi lui-même ne fait rien sans la consulter ;
comme j’ignorais alors cela, je fus assez surpris de la présence
d’une femme dans de semblables circonstances.
Narad-Sin
écarta un rideau qui cachait une partie de la tente transformée en
sanctuaire ; au fond se dressait le serpent d’airain, enroulé
en … [mot
indéchiffrable]
mystique ; en avant étaient trois sièges élevés, des sortes
de Trônes, en face desquels se trouvaient trois autres sièges plus
bas ; au milieu était un autel triangulaire, supportant un
réchaud allumé dans lequel brûlaient des parfums aux senteurs
étranges.
La sublime maîtresse du feu et du métal prit
place sur le trône du milieu ; Belphégor s’assit à sa
droite, et Adam Astor à sa gauche. Adar-Samdan se plaça en face de
la sublime maîtresse, ayant Narad-Sin à sa droite, et moi-même à
sa gauche ; nous nous assîmes sur les trois sièges bas, et je
me trouvai ainsi en face de Belphégor, dont je sentis de nouveau le
regard flamboyant se fixer sur moi.
Alors la sublime
maîtresse du feu et du métal entama avec Adar-Samdan un dialogue
rituelique.
« Très Puissant Souverain Grand-Maître,
quelle heure est-il ? »
« Très Illustre
et Sublime Grande Maîtresse, il est minuit. »
« A
quelle heure s’ouvrent nos travaux ? »
« A
minuit. »
« Quel âge avez-vous ? »
« Sept
fois onze ans »
« Puisqu’il est l’heure et
que nous avons l’âge, invoquons le Dieu Bon suivant notre rite
vénérable ! »
« Sanctus,
sanctus, sanctus, Lucifer Deus optimus maximus, qui vivit et regnat
in aeternum,excelsis excelsior,Pleni sunt Coeli et Terra gloria …
adoremus sum … ! »
[De
nombreux mots indéchiffrables]
« Amen !
Amen ! Amen ! »
« Esprits du feu,
ministres du Dieu Bon, qui habitez avec lui au sein de l’Eternelle
Lumière, soyez-nous favorable ! »
« Baal-Zéboul,
Moloch, Astaroth, Asmodée, Béhémoth, Léviathan, Adramélek, et
vous tous qui commandez aux saintes légions de l’armée du Dieu
Bon, vous tous qui luttez contre Adonaï et ses … [mot
indéchiffrable]
pour nous soustraire à leur domination tyrannique, soyez-nous
favorables ! »
« Amen ! »
Il
y eut un moment de silence ; je me sentais assez mal à l’aise,
et ces étranges invocations me remplissaient d’une vague terreur ;
il me semblait que j’allais assister à quelque chose
d’épouvantable. La Grande Maîtresse se mit à réciter, sur un
ton de lente psalmodie, les litanies du Dieu Noir.
« Lucifer,
Ô Dieu Bon, nous t’invoquons !
« Père du
monde, nous t’implorons !
« Ecoute notre
voix, exauce nos prières !
« Ouvre-nous le
séjour de l’Eternelle Lumière !
« Nous
aspirons à Toi, Ô Néant Divin !
« Mais
pourquoi nous repousses-tu ?
« Pourquoi ne nous
manifestes-tu plus ta bonté ?
« Pourquoi
exerces-tu envers nous ta rigueur ?
« Pourquoi
nous écartes-tu de ton royaume ?
« Pourquoi
nous laisses-tu gémir sous la tyrannie d’Adonaï ?
« Es-tu
devenu comme lui tyrannique et cruel, ou bien as-tu été vaincu par
lui ?
« Etes-vous maintenant deux en un,
binaire équilibré en la Duelle Harmonie ?
« Dieu
à deux faces, Janus Bifrons, à la fois cruel et bon, terrible et
miséricordieux, laisse nos prières parvenir jusqu’à
toi !
« Dieu béni et maudit à la fois, sois
favorable à tous les travaux que nous entreprenons pour ta plus
grande gloire !
« Si tu es sourd à la prière
et à l’adoration, écoute du moins le blasphème et
l’imprécation !
« Pour qui es-tu tombé du ciel
rapide comme l’éclair, Astre brillant du matin, ô
Lucifer !
« Pourquoi tes rayons sont-ils
désormais froids et sans lumière, ô Soleil Noir ?
« Pourquoi
enveloppes-tu notre monde de tes innombrables replis, ô Serpent
Astral ?
« Pourquoi t’enroules-tu
insidieusement à l’arbre de vie, ô Nahash ?
[Le
document que nous utilisons est ici tellement dégradé que nous
préférons ne pas reproduire les rares fragments déchiffrables du
texte de la série des 22 questions toutes construites sur le même
schéma ; commençant par Pourquoi et concernant une entité
noire]
« Pourquoi
veux-tu nous écraser sous ta masse gigantesque, ô
Béhémoth ?
« Pourquoi veux-tu nous noyer sous
les torrents d’eau qui s’échappent de tes narines, ô
Léviathan ?
« Pourquoi veux-tu nous abaisser
au rang des brutes, ô Adramélek ?
« Pourquoi
veux-tu nous brûler vivants, nous faire périr dans les flammes que
tu allumes, Démon des incendies, ô Haborym ?
« Pourquoi
veux-tu nous entraîner à ton infâme Sabbat, parmi les spectres,
les démons, les larves, les goules et les stryges, ô [nom
indéchiffrable] ?
« Pourquoi
veux-tu nous faire faire toutes choses à rebours, sombre reflet du
Très-Haut, ô Très-Bas ?
« Pourquoi renverses-tu
le signe de l’ésotérisme ô Baphomet ?
« Pourquoi
as-tu fait trembler de crainte nos ancêtres comme de vils esclaves,
ô [nom
indéchiffrable] ?
« Pourquoi
veux-tu te faire encore adorer de nous, ô Dieu Noir ?
« Pourquoi
caches-tu ta face et refuses-tu de voir la lumière, ô
Lucifuge ?
« Pourquoi ? Pourquoi ?
Pourquoi ? »
« Mais non, les blasphèmes
ne servent de rien, non plus que les prières !
« Nous
ne sommes que tes esclaves alors que nous devrions être tes
enfants !
« C’est Adonaï qui en est la
cause, maudit soit-il !
« Et toi, Seigneur de
la Lumière, toi qui est notre Père, envoie-nous un rayon de la
Divinité !
« Las de te blasphémer, nous
t’implorons à genoux !
« Lucifer, Ô Dieu
Bon, aie pitié de nous ! »
Ces singulières
paroles où se mêlaient les sentiments les plus contradictoires
firent naître en moi une étrange impression de malaise. C’était
loin d’être fini et je n’avais encore rien vu, à ce moment, la
flamme du réchaud s’éleva haute et droite illuminant la scène
d’une clarté froide et sinistre comme une lueur d’incendie et
dans laquelle il me sembla voir passer un tourbillonnement …
[plusieurs
mots indéchiffrables].
« Les
puissances noires nous sont favorables, s’écria Adar-Samdan,
évoquons le Divin Samaël ! »
La Grande
Maîtresse commença aussitôt à réciter l’oraison appropriée à
cette circonstance.
« C’est à toi qu’en ce jour
s’adressent nos prières, ô Samaël, toi que nos pères
imploraient dans les temples de … [mot
indéchiffrable]
et de … [mot
indéchiffrable] !
«Archange
aux sombres ailes, daigne jeter sur nous un regard
favorable !
« Maître … [mot
indéchiffrable] et
de la mort, épargne-nous tes angoisses et tes épouvantes !
«
Toi qui es le Prince de ce Monde, écoute notre voix !
« Nous
sommes tes enfants soumis et tes serviteurs fidèles, commande et
nous obéirons !
« Ame de la Terre manifeste ta
présence en forme visible à nos yeux imparfaits !
« Samaël !
Samaêl ! Nous t’invoquons par ton nom divin et humain à la
fois !
« Daigne … [plusieurs
mots indéchiffrables]
à venir présider à notre … [mot
indéchiffrable] !
« Si
tu es satisfait de nous, que ta vue soit notre récompense !
« Amen !
Amen ! Amen ! »
Il
y eut alors un profond silence, j’étais remplie d’anxiété et
mon cœur battait à me rompre la poitrine, bien que je fusse fort
difficile à effrayer.
L’attente me paraissait
interminable ; la flamme s’était presque éteinte, et de
grandes ombres s’agitaient autour de nous.
Je vis alors
entrer des êtres humains, hommes et femmes qui se glissaient sans
bruit à l’intérieur de la tente ; c’étaient les Rômes
qui, attirés par une force invisible, venaient tous assister à la
manifestation mystérieuse qui allait avoir lieu.
Lorsqu’ils
furent entrés, le calme se rétablit ; dans la pénombre, les
moindres objets prenaient des proportions fantastiques, et il me
semblait que nous fussions transportés dans quelque temple
gigantesque, vestige monstrueux d’une civilisation
disparue.
Soudain, un froid mortel envahit le sanctuaire
un immense frisson secoua les assistants.
Samaël était
là, sans qu’on l’eût vu surgir ; il semblait qu’il y fut
depuis l’éternité. Ses yeux flamboyaient comme des escarboucles,
et leur sinistre lueur emplissait l’assemblée d’une muette
épouvante et d’une horreur sans nom. Sa bouche grimaçait,
monstrueuse et grotesque, riant d’un rire funèbre ; on eût
dit une hyène avec ses dents aigues qui broient les os des morts.
Quand s’ouvrait cette bouche, on croyait entrevoir, béante, la
fournaise où, atroce alchimie, se fabriquait la mort, le poison et
le crime.
Sa dextre brandissait un lourd sceptre de fer
signe maléficié de la domination que l’Archange déchu exerce sur
le Monde. Son vêtement semblait tissé d’un or livide que
tachaient ça et là de la boue et du sang. Son ventre était couvert
d’une peau écailleuse, et sa croupe ondulait en replis de
serpent.
Le monstre enfin parla ; il dit :
« hommes, tremblez ! Car je suis votre maître et veux
être obéi ! »
Sa voix retentissait comme un
airain lugubre, et la terre elle-même en parut ébranlée. Le
tumulte éveilla comme un écho affreux dans l’âme de chacun de
ceux qui étaient là, presque morts de frayeur et comme
anéantis.
« Oui, je suis votre roi ! Ce Monde
est mon empire ! Et malheur à quiconque en transgresse la loi !
Qu’on me haïsse, bien ! … Pourvu que l’on me craigne !
Etant votre ennemi, je suis moins harcelé d’importunes clameurs et
d’ineptes prières ! Il me plaît d’être haï et parfois
insulté, et j’aime à écouter le concert de blasphèmes de la
rage impuissante, et des malédictions ! Oui, je suis
l’adversaire et je suis le Démon ! Je suis Baal-Zéboul ;
Béhémoth, Léviathan, Moloch, Adramélek, Astaroth, Asmodée !
Je suis Bélial enfin Je suis … Je suis Satan ! »
« Vous
tous qui m’écoutez, sachez bien qui je suis ! Avares
insensés, je suis le dieu de l’or ! Je suis Hammon, Plutus,
gardien de vos trésors, de qui vous tenez tout, sans qui vous
n’auriez rien ! Infâmes luxurieux avides de débauches, je
reconnais en vous d’obéissants esclaves, moi l’époux de Lilith,
la Grande Prostituée ! Et je serai pour vous Adonis ou
Thammouz, Cupidon, Antéros, tout ce que vous voudrez ! Envieux,
jaloux, menteurs aux langues de vipère vous êtes mes sujets, et
même mes enfants ! On ne m’a pas en vain donné le nom de
Diable ou de Calomniateur, car je suis le Nahash, le perfide serpent
du légendaire Eden ! Et vous qui vous livrez aux plaisirs de la
table, ivrognes titubants, porcs vautrés dans la fange ! Vous
aussi vous m’adorez, moi le dieu des orgies, Dionysos ou Bacchus, …
Peu importe le nom ! Sanguinaires guerriers, je suis le rouge
Arès, Mars le dieu des combats, des meurtres, des carnages, me
baignant chaque jour dans des torrents de sang ! C’est avec
volupté toujours que je respire le nauséeux relent exhalé des
cadavres jetés sans sépultures aux corbeaux, aux vautours !
Quant à vous qui aimez le luxe et la mollesse, c’est moi qui vous
envoie des songes délicieux ! Moi, Phantase ou Morphée, le
dieu des illusions ! Et vous, grands de la terre, héros et
potentats ! Reconnaissez en moi celui qui vous inspire, en moi
celui qui a dieu même ai voulu m’égaler ! Car je suis
l’orgueilleux ! Oui, je suis Lucifer ! »
« Oui,
vous m’appartenez, misérables esclaves ! Sachez que je suis
tout et que vous n’êtes rien, car je suis le Grand Bon, je suis le
Baphomet ! Imprudents que vous êtes, qui m’avez appelé, qui
troublez mon repos, redoutez mon courroux ! Car quoi que vous
fassiez, tous un jour vous mourrez ! La Mort est mon domaine, et
là je règne en maître ! Personne n’oserait m’en disputer
l’empire !
Hadès, Oreus, Pluton, je suis roi des
Enfers, où trône à mes côtés la redoutable Hécate, où je suis
assisté des Furies et des Parques ! Vous trouverez en moi un
inflexible juge ! Mon geste suffira pour vous faire aussitôt
rentrer dans le Néant ! … J’ai dit ! Hommes,
tremblez ! »
Et, ayant dit, il disparut ;
avec lui s’évanouit le froid glacial, mais la terreur persista
pendant longtemps encore.
Cependant, la flamme du réchaud
se ralluma d’elle-même ; à sa lueur, je pus constater que
Adam Astor et Belphégor avaient aussi disparu.
J’étais
toujours auprès d’Adar-Samdan, et je voyais aussi Narad-Sin et la
Grande Maîtresse ; mais je me demandai ce qu’étaient devenus
les Rômes que j’avais vus entrer ; à part nous cinq, il n’y
avait personne dans la tente, qui avait repris son aspect
primitif.
Le rideau tomba, cachant le Grand Maîtresse et
les trônes, et l’autel, et le serpent d’airain.
Alors
Narad-Sin, se levant, vint à moi et me dit :
« Tu
sembles avoir fait un mauvais rêve ; tu ferais bien de te
retirer et de regagner ta demeure, afin de prendre un peu de
repos. »
Et, me prenant par la main, il me fit
sortir de la tente et me conduisit hors du campement.
Je
rentrai chez moi en silence et sans me retourner ; cette
nuit-là, mon sommeil fut agité d’affreux cauchemars : il me
semblait être assailli par des bandes de démons, et la vision de
Samaël m’obsédait sans cesse ; enfin je perdis toute
conscience et je ne m’éveillai que fort tard le
lendemain.
[Ici
s’achève le document que nous avons donc retranscrit à
partir d’une photocopie de très mauvaise qualité du tapuscrit
censé être fidèle à l’original manuscrit. Tous
les passages entre crochets ont été ajoutés par nous.]
Merci pour votre travail. Ce texte n'est pas à mon sens l'ébauche d'un roman et encore moins "médiocre"... Les mots manquants sont propres à l'occultisme (ex. Serpent/Ouroboros). Encore bravo pour votre document. Daniel.
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