Seul Dieu a le pouvoir d’ôter les voiles de vos yeux, et vous ne trouverez pas de réponses ici, à moins qu'Il ne le veuille.

27 mars 2020

René Guénon et la Tradition primordiale

 



Par Jean-Marc Vivenza


La Tradition primitive que l'on peut nommer " primordiale ",se divisa lors de la séparation qui adviendra entre le « culte faux » de Caïn et celui, « béni de l’Éternel », célébré par Abel le juste.



C'est à René Guénon (1886-1951), au début du XXe siècle, pétri et structuré du point de vue spirituel et argumentaire par les théories de l'Inde védique, mais aussi puissamment façonné, formé et instruit, beaucoup plus qu'on ne l'imagine généralement ou que de pieux hagiographes ont voulu le faire croire, par les schémas référentiels puisés chez de nombreux auteurs du courant occultiste [1], que l'on doit le retour en faveur de la notion de " Tradition " et, en particulier, de cette curieuse appellation dont le succès dépassa sans doute ses fervents avocats, à savoir la " Tradition primordiale ".



Cette Tradition nommée " primordiale ", car prétendant être la plus ancienne de l'humanité, serait la " Tradition première " commune à l'ensemble des traditions dites authentiques et " orthodoxes ", dont les traces et signes apparaîtraient très lisiblement dans les symboles, rites et mythes du patrimoine commun de l'humanité. On peut donc dire que cette Tradition primordiale, toujours selon Guénon, aurait véritablement fécondé et nourri substantiellement l'ensemble des traditions actuelles, ces dernières en dérivant de façon plus ou moins importante selon leur degré de proximité et d'intimité avec cette source initiale, les formes traditionnelles de notre présente période temporelle, ou " Manvantara ", conservant un lien avec la " Tradition primordiale".






La conception traditionnelle du temps propre à la pensée de l'Antiquité païenne, dans son expression indienne, grecque ou latine, considérait qu'il y avait quatre âges principaux, respectivement l'âge d'or, l'âge d'argent, l'âge de bronze et l'âge de fer. L'Inde, dont Guénon fit siennes les expressions terminologiques, donna le nom de Yugas à ces quatre périodes, formant un cycle complet ( Manvantara), respectivement : Krita-Yuga ou Satya-Yuga, Trêtâ-Yuga, Dwâpara-Yuga et Kali-Yuga (l'Âge de fer). Ces quatre âges, qui correspondent aux différentes phases que traverse l'humanité, marquent un éloignement progressif à l'égard du Principe (c'est-à-dire de l'Unité), et de la " Tradition Primordiale " qui en serait l'expression la plus pure, éloignement allant en s'accélérant à mesure que les temps avancent.






Fabre d'Olivet (1768-1825) développa la théorie cyclique des âges dans l'Histoire philosophique du genre humain, ouvrage (1816).

Notons, que si Guénon cite beaucoup la tradition indienne pour donner du poids à ses réflexions, on ne doit pas sous-estimer chez lui l'influence de Court de Gébelin (1728-1784), et Fabre d'Olivet (1768-1825), dont il nous est facile de déceler la présence dans les grands thèmes de sa pensée, en particulier dans cette théorie des âges que l'on retrouve ainsi exposée dans l' Histoire philosophique du genre humain, ouvrage publié en 1816 par Fabre d'Olivet, dans lequel on peut lire : Le Kali-youg, qui a commencé, doit terminer cette quatrième période par l'apparition même de Vishnou, dont les mains armées d'un glaive étincelant frapperont les pécheurs incorrigibles, et feront disparaître à jamais de dessus la terre les vices et les maux qui souillent et affligent l'univers. " [1]

Selon René Guénon, l'essence de la Tradition primordiale - dont les restes perdurent dans le royaume souterrain de l', placé sous l'autorité du " Roi du Monde " -, ne se trouve de façon privilégiée que dans la tradition hindoue qui serait légataire d'une source directe d'une incomparable pureté à l'égard des fondements premiers de la " Science Sacrée " d'origine non-humaine plaçant dès lors les autres traditions dans une sorte de situation de dépendance à son égard, comme il le déclare de manière catégorique dans son Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues (1921), affirmant : " La situation vraie de l'Occident par rapport à l'Orient n'est, au fond, que celle d'un rameau détaché du tronc ". [2]

Les difficultés, et elles ne sont pas minces ou anodines du point de vue théorique, portent sur des éléments qui, à l'analyse, font apparaître de nombreuses interrogations problématiques que l'on ne peut passer sous silence car représentant des interrogations non seulement légitimes mais surtout fondamentales pour savoir de quoi l'on parle lorsqu'on se réfère à la " Tradition ", consistant en deux points principaux qu'il importe de bien comprendre et d'intégrer, si l'on souhaite réellement posséder une juste perception des notions " guénoniennes ", qui ne peuvent être acceptées sans quelques préventions nécessaires, qui représentent, objectivement, de sérieuses apories doctrinales, précisément, et c'est ce qui nous importe dans le cadre de notre perspective, au regard de la position " traditionnelle " de l'Illuminisme chrétien.

Ces deux points problématiques qui font difficulté, sont les suivants :1°) - Qu'en est-il réellement de la question de l'existence du royaume souterrain d'Agarttha et du " Roi du Monde " qui y règne ?
2°) - La " Tradition " qui a perduré depuis les temps primitifs, est-elle un rameau unique, ou s'est-elle divisée en plusieurs branches ?

III. La question de l'Agarttha et du " Roi du Monde "






Le nom " Asgarttha ", signifiant " la ville du soleil ", a été totalement ignoré pendant des siècles, et fait son apparition très tardivement en Occident, c'est-à-dire dans la littérature ésotérique du XIXe siècle qui s'inspire de thématiques hindoues, et peut être repéré pour la première fois chez Louis Jacolliot (1837-1890), dans son ouvrage " Les Fils de Dieu " (1873), puis sous la forme " Agarttha ", désignant une cité " insaisissable à la violence ", également employé par Alexandre Saint-Yves d'Alveydre (1842-1909), dans " Mission de l'Inde en Europe. Mission de l'Europe en Asie : ''La question du Mahatma et sa solution '' " (1910).






Cette apparition, fort récente, de la dénomination " Agarttha ", est un élément qui aurait dû éveiller quelques soupçons chez les lecteurs de Guénon, car ce dernier va opérer, habillement, une identification entre la notion traditionnelle de " Tradition primitive " dont on a vu qu'elle est reconnue par de nombreux auteurs, y compris ecclésiastiques, et les conceptions issues de la mythologie hindoue diffusées par les occultistes, comme il est aisé de le constater.


Guénon ne cache pas cette source " occultiste ", et le déclare ouvertement dès le premier chapitre de son livre publié en 1927, " Le Roi du Monde ", tout en évoquant ce qui pour lui va représenter la " caution " objective en faveur de l'existence de ce " Centre " caché et mystérieux : " L'ouvrage posthume de Saint-Yves d'Alveydre intitulé Mission de l'Inde, qui fut publié en 1901, contient la description d'un centre initiatique mystérieux désigné sous le nom d'Agarttha ; beaucoup de lecteurs de ce livre durent d'ailleurs supposer que ce n'était là qu'un récit purement imaginaire, une sorte de fiction ne reposant sur rien de réel [...] Jusque-là, d´autre côté, il n'avait guère, en Europe, été fait question de l'Agarttha et de son chef, le Brahmâtmâ [...] Mais il s'est produit, en 1924, un fait nouveau et quelque peu inattendu: le livre intitulé Bêtes, Hommes et Dieux, dans lequel M. Ferdinand Ossendowski raconte les péripéties du voyage mouvementé qu'il fit en 1920 et 1921 à travers l'Asie centrale, renferme, surtout dans sa dernière partie, des récits presque identiques à ceux de Saint-Yves; et le bruit qui a été fait autour de ce livre fournit, croyons-nous, une occasion favorable pour rompre enfin le silence sur cette question de l' Agarttha." [3]








On remarque, que Ferdinand Osendowski (1876-1945), qui a publié en 1923 un récit de voyage sous le titre " Bêtes, Hommes et Dieux " [4], est cité comme référence, ce qui donne l'occasion à Guénon de mettre en place sa thèse, postulant en la réalité d'un " Centre " souterrain gouverné par un Monarque ( Brahmâtmâ), " Centre " ignoré et dissimulé, dont les ramifications s'étendraient à tous les continents.






Ce qui est tout à fait étonnant, après avoir comparé les éléments respectifs exposés par Saint-Yves d'Alveydre dans la " Mission de l'Inde " et Ferdinand Ossendowski dans " Bêtes, Hommes et Dieux ", c'est le crédit que va apporter Guénon aux propos d'Ossendowski, ce dernier ayant tout de même déclaré que son récit était à prendre avec quelques réserves dans la mesure où ce qu'il rapportait des mythes véhiculés dans les régions concernées, en particulier la Mongolie, avait surtout un rôle " politique.

Guénon va donc souscrire sans aucune réserve aux assertions rapportées Ossendowski, et devint le vigoureux propagandiste de cette thèse qui lui permettait de trouver quelques arguments supplémentaires allant dans le sens de ses vues au sujet de la présence d'un " Centre " situé dans une zone géographique inconnue, " Centre " détenteur des éléments cachés de la " Tradition primordiale ", conservés entre les mains d'un monarque régnant mystérieusement, par l'effet d'une autorité supérieure d'origine " non-humaine " en tant que " Roi du Monde "


Qu'il y ait, dès l'aurore de l'humanité, une " Tradition " qui devait sans-doute posséder une langue,
comme en était convaincu le vicomte Louis de Bonald (1754-1840) - qui supposera même dans ses ouvrages qu'elle fut employée par Dieu lorsqu'il voulu communiquer avec ses créatures, exprimant ainsi les fondements de la Révélation primitive dans un langage également premier ou primitif compris par tous à l'époque, se constituant, à cette période " d'enfance du monde ", les bases religieuses et spirituelles préparant et disposant les fils d'Adam à recevoir, le jour venu, la plénitude de la Vérité Divine en la Personne de Jésus-Christ -, nul ne le conteste, cette idée étant celle à laquelle souscriront tous les penseurs traditionnels, tels Joseph de Maistre (1753-1821), ou le jeune Félicité de Lamennais (1782-1854), affirmant que prirent naissance dans l'esprit des peuples en ces premiers âges, les éléments sacrés, communs aux différentes civilisations, portant sur la croyance en l'existence d'un Principe supérieur que l'on connaît, et honore quasiment partout, sous le nom de Dieu, en la certitude également du caractère immortel de l'âme, en la vie éternelle et la conviction, largement partagée, que les êtres ont été victimes d'une Chute les obligeant à présent à vivre sous une forme animale alors même qu'ils furent dotés d'un corps incorruptible avant leur emprisonnement ici-bas dans les filets du monde matériel.








les Pères de l'Église, les théologiens, les penseurs traditionnels,

ainsi que les grandes figures de l'Illuminisme du XVIIIe siècle,

reconnaissent l'existence d'une Révélation primitive.


Il apparaît donc qu'une sorte de commune position réunit les Pères de l'Église, les théologiens, les penseurs traditionnels, ainsi que les grandes figures de l'Illuminisme du XVIIIe siècle, en particulier Martinès de Pasqually (+ 1774), Louis-Claude de Saint-Martin (1743-1803) et Jean-Baptiste Willermoz (1732-1824), dans leur reconnaissance de l'existence d'une Révélation primitive ayant conféré aux premiers hommes, aux immédiats descendants d'Adam et Ève, les bases spirituelles et religieuses fondatrices d'une Tradition originelle primitive vénérable. Cette unité, et convergence de vue portant sur un sujet parfois délicat, ne laisse pas d'impressionner, et il n'est pas indifférent de retrouver quasiment les mêmes arguments chez tel ou tel Père de l'Église et chez ceux qui, ayant reçu le nom " d'illuminés ", inlassablement, travaillèrent à la clarification des grands problèmes métaphysiques qui se sont posés à l'humanité.



C'est donc en nous mettant à l'école de ces maîtres de l'esprit, de ces guides secourables, que nous allons être en mesure d'établir, concernant le sujet qui nous occupe, les distinctions nécessaires et les discernements indispensables à une juste résolution de la question portant sur la nature de notre éventuel rattachement à cette Tradition première ou originelle, rattachement d'ailleurs fort éloigné, comme nous allons le découvrir, de ce que Guénon voulait qu'il fût.

La première " Révélation ", non écrite, qui fut l'objet de la communication par Dieu aux Patriarches, les pères de l'humanité, de ses enseignements et de ses lois après l'expulsion de l'Éden d'Adam et d'Ève, deviendra le fondement d'une Tradition primitive que l'on peut à bon droit nommer " primordiale ", ou " Tradition Mère " selon Louis-Claude de Saint-Martin, se divisa quasi immédiatement, et ce dès l'épisode rapporté par le livre de la Genèse, lors de la séparation qui adviendra entre le " culte faux " de Caïn et celui, " béni de l'Éternel ", célébré par Abel le juste. Le culte de Caïn, en effet, uniquement basé sur la religion naturelle, était une simple offrande de louange dépourvue de tout aspect sacrificiel, alors que le culte d'Abel, qui savait que depuis le péché originel il n'était plus possible, ni surtout permis, de reproduire la forme antérieure qu'avaient les célébrations édéniques, donna à son offrande un caractère expiatoire qui fut accepté et agréé par Dieu, constituant le fondement de la " Vraie Religion ", la religion surnaturelle et sainte.






De la sorte les deux cultes de Caïn et Abel vont donner naissance, dès l'aurore de l'Histoire des hommes, à deux traditions également anciennes ou " primordiales " si l'on tient à ce terme, mais absolument non équivalentes du point de vue spirituel. Si l'on en reste au simple critère temporel, comme le fait Guénon dans sa conception de la Tradition, sans distinguer et mettre en lumière le critère surnaturel, alors il est effectivement possible d'assembler, sous une fausse unité, ces deux sources pour en faire les éléments communs d'une univoque et monolithique " Tradition primordiale " indifférenciée, se trouvant à l'origine de toutes les religions du monde, égales en ancienneté et " dignité ", puisque issues d'une semblable souche méritant le même respect et recevant le même caractère de sacralité.






Or, il est évident, et extrêmement clair, qu'il y a une grave erreur à confondre en une seule " Tradition " deux courants que tout oppose, deux cultes radicalement différents et contraires, antithétiques, l'un, celui de Caïn, travaillant à la glorification des puissances de la terre et de la nature (et donc des démons qui, pour être des esprits, n'en sont pas moins des " forces naturelles "), visant au triomphe et à la domination de l'homme autocréateur, religion prométhéenne s'exprimant par la volonté d'accéder par soi-même à Dieu, (les fruits de la terre, à cet égard, symbolisant les antique mythes païens), l'autre, à l'inverse, celui d'Abel, fidèle à l'Éternel et à ses saints commandements, conscient de l'irréparable faute qui entachait désormais toute la descendance d'Adam, et qui exigeait que soit célébrée par les élus de Dieu une souveraine " opération " de réparation, afin d'obtenir, malgré les ineffaçables traces du péché originel dont l'homme est porteur, d'être réconcilié et purifié par le Ciel. Comme nous l'explique Martinès de Pasqually dans le Traité de la réintégration : " Abel se comporta comme Adam aurait dû se comporter dans son premier état de gloire envers l'Eternel : le culte qu'Abel rendait au Créateur était le type réel que le Créateur devait attendre de son premier mineur. Abel était encore un type bien frappant de la manifestation de gloire divine qui s'opérerait un jour par le vrai Adam, ou Réaux, ou le Christ, pour la réconciliation parfaite de la postérité passée, présente et future de ce premier homme, moyennant que cette postérité userait en bien du plan d'opération qui lui serait tracé par la pure miséricorde divine, ainsi que le type d'Abel l'avait prédit par toutes ses opérations à Adam et à ses trois premiers nés. " ( Traité, 57).

VI. Les deux " traditions " originelles antagonistes, correspondent à deux " religions ", l'une naturelle (apocryphe) l'autre surnaturelle (non-apocryphe)

Dès l'origine il y a donc, non pas une Tradition, mais deux " traditions ", deux cultes, ce qui signifie deux religions, l'une apocryphe et naturelle reposant uniquement sur l'homme, l'autre non-apocryphe et surnaturelle plaçant toutes ses espérances en Dieu seul et en sa Divine Providence. La suite des événements n'aura de cesse de confirmer ce constant antagonisme, cette rivalité et séparation entre deux " voies " dissemblables que tout va en permanence opposer, les rendant rigoureusement étrangères et inconciliables.






Le corps d'Abel le juste, assassiné par Caïn,

découvert par Adam et Ève.

Et ne croyons surtout pas qu'il y a là une tendance à l'exagération, l'expression d'une volonté de division, de séparation un peu trop dualiste ou manichéenne de l'Histoire religieuse, car Dieu, dans la Genèse le dira nettement en parlant des deux postérités ennemies, lorsque, s'adressant au serpent qui vient de tenter Ève, il déclara : " Je mettrai des inimitiés entre toi et la femme, entre ta postérité et sa postérité " ( Genèse 3, 15) - postérités ou plus exactement " semences ", qui sera, pour la première, la naissance de Jésus par Marie, et pour la seconde, soit la postérité du serpent, la génération de l' Antéchrist, membre du corps mystique de la " Bête ".






À cet égard, l'Histoire du monde, depuis cette annonce, est devenue celle de la lutte acharnée et du combat irréductible entre deux semences antagonistes, deux postérités ennemies, deux " corps mystiques " radicalement différents et antagonistes ; lutte alternant les victoires et les défaites, les trahisons, les avancées et les reculs, les compromissions et les réactions. Les hommes assistent et participent, de ce fait, depuis la Chute, à un développement croissant et continuel de la religion naturelle réprouvée qui souhaite conquérir le Ciel par ses propres moyens, héritière, en raison de son insoumission et de son caractère criminel, de la postérité du serpent, contraignant les élus de l'Éternel qui constituent le " Haut et Saint Ordre ", à une préservation attentive et soutenue des éléments du vrai culte, de la Vraie Religion, de la Tradition effective.

VII. La Tradition abélienne " non-apocryphe "

C'est pourquoi, à cause de cette situation difficile, Dieu, dans sa bonté, n'abandonna pas l'homme, il ne se détourna pas de sa descendance car il lui envoya de nombreux élus appelés à témoigner de l'attention et de la Présence du " Très Haut " sensible à la célébration du vrai culte préfiguré par le sacrifice d'oblation offert par Abel, devenant le type même de toute œuvre de réconciliation ainsi que nous en instruit Martinès de Pasqually : " Ce type qu'Abel faisait en faveur de toute la postérité d'Adam jusqu'à la fin des siècles n'était pas la seule figure spirituelle que cet être mineur nous représentait ; il servait encore de type pour l'avantage général et particulier de tout être spirituel quelconque. De plus, ce même Abel était un vrai type des mineurs doués de la grâce divine que le Créateur ferait naître chez les hommes, pour être des instruments spirituels de la manifestation de sa justice, soit pour la récompense, soit pour la punition des créatures, selon que leurs œuvres sont conformes ou contraires à la loi divine. " ( Traité, 82).






En conséquence, la tradition chrétienne rend un culte à Abel, conformément aux déclarations de Jésus qui le cite comme ayant été le premier " juste ", parlant du sang innocent répandu sur la terre : " Depuis le sang d'Abel le juste jusqu'au sang de Zacharie, fils de Barachie que vous avez tué entre le temple et l'autel " ( Matthieu 23, 35), s'appuyant sur l'apôtre Jean qui, reprenant l'affirmation du Seigneur, le regarde également comme un agneau innocent, nous demandant de veiller à ne point imiter Caïn : " Nous devons nous aimer les uns les autres et ne pas ressembler à Caïn qui était du malin, et qui tua son frère. Et pourquoi le tua-t-il ? Parce que ses œuvres étaient mauvaises, et que celles de son frère étaient justes " (I Jean 3, 12). La grandeur d'Abel provient donc de l'orientation droite et sainte de son âme, de la pureté de sa foi, de son humilité, de sa sincère contrition, de la vérité qui s'exprime à travers son sacrifice inclinant Dieu à agréer et recevoir cette offrande sainte et sacrée. [5]






Caïn et Abel sont situés au commencement de l'humanité

comme les rameaux fondateurs de deux familles,

de deux " races " antagonistes, irréductiblement séparées et étrangères.

Ainsi s'explique le fait que Caïn et Abel soient situés au commencement de l'humanité comme les rameaux fondateurs de deux familles, de deux " races " antagonistes, irréductiblement séparées et étrangères : " Caïn est le chef d'une race. L'Écriture donne la suite de ses descendants. Il est le chef de cette race dont nous sommes, qui est la race des pécheurs. Il introduit la longue suite des homicides et le sang qu'il a versé continuera de déferler sur le monde [...] Le drame qui introduit l'histoire humaine sera le drame de toute l'histoire humaine. Toutes les cités humaines seront bâties dans le sang [...] Mais Abel n'a pas de descendant ; Il apparaît comme étranger à la suite des générations qui constituent la cité terrestre ; et il préfigure ainsi Melchisédech, sans génération lui aussi. Il appartient à une autre cité. Il constitue un autre ordre. Tandis que Caïn inaugure la longue suite des persécuteurs, il inaugure celle des victimes, de ceux dont la postérité n'est pas charnelle, mais spirituelle ." [6]






Abel est donc non seulement l'innocent frappé injustement, le prêtre offrant, en tremblant, le saint sacrifice célébré pour la rédemption de l'humaine condition, il est aussi l'image de l'Agneau, il en incarne, en ses traits fragiles et touchants, la bienheureuse évocation qui recevra tout sons sens au Golgotha : " Et c'est en cela qu'il préfigure éminemment et proprement le Christ, qui sera lui aussi prêtre et victime. La ressemblance est si forte que la Préface romaine de la consécration d'un autel inscrit le meurtre d'Abel dans un contexte liturgique : ''Que cet autel soit pour toi comme celui d'Abel, précurseur dans sa Passion du mystère du salut, égorgé par son frère, a imprégné et consacré d'un sang nouveau.'' (...) tout le sang versé ''depuis le sang d'Abel jusqu'au sang de Zacharie'' réclame expiation, précise Jean Daniélou. Cette expiation sera donnée à la fin des temps, par le sang qui sera versé en réparation de tous les péchés des hommes, ''par le sang de l'aspersion dont la voix couvrira la voix du sang d'Abel'' ( Hebr., XIII, 24) et qui obtiendra le pardon du châtiment dû à tout sang versé depuis les origines du monde." [7]

En attendant cette " fin des temps " qui mettra un terme définitif au règne du mal et de la mort, à la
division entre les choses qui sont en bas et celles qui sont en haut, Abel et Caïn restent donc bien les membres irréconciliables, et si différents, de deux branches distinctes qui n'ont et n'auront de cesse, pour l'une, d'œuvrer à la réparation de la faute et, pour l'autre, à conquérir par son industrie mensongère et criminelle le pouvoir et la domination afin de satisfaire son insatiable soif d'orgueil.



Il n'est d'ailleurs pas indifférent de relever l'étonnante identité de vue entre saint Augustin (324-385) et Martinès de Pasqually au sujet de ces " deux postérités " engendrant deux traditions et donc " deux Cités " absolument irréconciliables et antagonistes, deux " Cités " que tout oppose et sépare, fondées sur des principes radicalement divergents, ennemis et opposés, travaillant à des objectifs totalement contraires, poursuivant des buts à tous égards dissemblables.

VIII. Anéantissement de la " Tradition primordiale " lors du déluge

La postérité d'Abel, après sa mort, image vivante de la " Tradition " fidèle à la Parole de l'Éternel, sera ensuite représentée par les principaux Patriarches qui seront les détenteurs et les gardiens de la Révélation Divine " primitive ", et dont les noms nous sont donnés par la Sainte Écriture qui nous en fait connaître dix : Adam, Seth (qui " remplace " Abel), Énos, Caïnan, Malaéel, Hénoch, Mathusalem et Lamech père de Noé. Ce sont eux qui transmirent, sans l'altérer, la Tradition Divine qu'ils avaient reçue, l'enrichissant et la développant alors, qu'au même instant, parallèlement à ce tout petit lignage de Patriarches qui veillaient jalousement sur l'enseignement saint et pur, entretenant avec dévotion le culte sacré à l'Éternel, l'immense majorité des hommes était aspirée par la fausse tradition naturelle de Caïn, par la religion déviée et pervertie productrice du vice, du crime, de l'impiété, de l'impudicité, de la débauche et de la corruption généralisée des mœurs et des valeurs.


L'inconduite, générée et entretenue par la tradition souillée fut à ce point générale sur la surface de la terre, l'immoralité portée à un tel niveau d'abjection que Dieu comprit qu'il lui fallait agir, et se décida à faire disparaître sous les eaux du " déluge " cette race déchue et pécheresse. Il importe, de ce fait, de bien voir que la fameuse Tradition pré-noachide, qui est à la base de nombreuses initiations de métiers s'appuyant sur l'utilisation, et la connaissance souvent approfondie, d' outils symboliques relatifs à l'ordre cosmique, fut l'objet d'une nette réprobation de la part de Dieu, et n'obtint de lui aucune clémence puisqu'elle dut subir la rigueur d'un déluge qui noya sous les eaux du Ciel toute chair vivante sur la surface de la terre. Écoutons ce que nous enseigne l'Écriture à ce sujet : " L'Éternel vit que la méchanceté des hommes était grande sur la terre, et que toute l'imagination des pensées de son cœur n'était que méchanceté en tout temps. Et L'Éternel se repentit d'avoir fait l'homme sur la terre, et s'il s'en affligea dans son cœur. Et l'Éternel dit : j'exterminerai de dessus la face de la terre l'homme que j'ai créé.. " ( Genèse VI, 5-7).



On mesure, à ces rudes paroles, l'état dans lequel devait se trouver la " Tradition ", toute primordiale qu'elle fût, l'effondrement désastreux de l'ensemble des formes prise par la connaissance sacrée et les pratiques religieuses, les préceptes, les mythes, les cultes, les prophéties, les initiations, ceci renforcé par la ruine morale profonde, l'infection radicale dans laquelle prospéraient les hommes, réduits en esclavage par le démon : " Il n'a pas épargné l'ancien monde, il n'a sauvé [que] huit personnes dont Noé, ce prédicateur de la justice, lorsqu'il fit venir le déluge sur un monde d'impies. " (2 Pierre II, 5).







Les indications du livre de la Genèse sont, sur ce point, d'une rare précision, elles ne laissent aucune place à la relativisation de cet événement considérable qui fut sans précédent et ne connut, par la suite, aucune réplique de si grande ampleur et d'une importance comparable. L'intention divine, dans son inflexible détermination, était claire, détruire toute trace de vie et faire disparaître le moindre reliquat existentiel à l'exception du juste Noé et de ses enfants, tant la corruption était devenue conséquente et inacceptable aux yeux de l'Éternel : " L'an six cent de la vie de Noé, le deuxième mois, le dix-septième jour du mois, en ce jour là toutes les sources du grand abîme jaillirent, et les écluses des cieux s'ouvrirent. La pluie tomba sur terre quarante jours et quarante nuits. Ce même jour entrèrent dans l'arche Noé, Sem, Cham, et Japhet, fils de Noé, la femme de Noé et les trois femmes de ses fils avec eux ; [...] Le déluge fut quarante jours sur la terre. Les eaux crûrent et soulevèrent l'arche, et elle s'éleva au-dessus de la terre. Les eaux grossirent et s'accrurent beaucoup sur la terre, et l'arche flotta sur les eaux. Les eaux grossirent de
plus en plus, et toutes les hautes montagnes qui sont sous le ciel entier furent couvertes. Les eaux s'élevèrent de quinze coudées au-dessus des montagnes, qui furent couvertes. Tout ce qui se mouvait sur la terre périt, tant les oiseaux que le bétail et les animaux, tout ce qui rampait sur la terre, et tous les hommes. Tout ce qui avait respiration, souffle de vie dans ses narines, et qui était sur la terre sèche, mourut. Tous les êtres qui étaient sur la face de la terre furent exterminés de la terre, depuis l'homme jusqu'au bétail, aux reptiles et aux oiseaux du ciel : ils furent exterminés de la terre. Il ne resta que Noé, et ce qui était avec lui dans l'arche. Les eaux furent grosses sur la terre pendant cent cinquante jours. " ( Genèse VII, 11-24).



Le rejet de Dieu est donc impitoyable, et la punition sera à la hauteur des crimes ainsi que de l'abjection qui ternirent les traditions développées par les hommes, et aucune, absolument aucune, ne trouva grâce devant le Créateur. Noyée, engloutie, brisée, l'initiale " tradition " est ensevelie sous les eaux et, avec elles, ceux qui en étaient les détenteurs ; rien ne fut épargné ou préservé, les anciennes connaissances retournèrent au néant dans lequel l'Éternel, violemment, en mettant en œuvre l'effet de son courroux, les plongea afin qu'elles disparaissent de la terre.


Il n'y eut de sa part aucune mansuétude ou complaisante faiblesse, l'orientation coupable des enfants des
hommes était parvenue à un niveau si insupportable, l'impiété, le vice et le désordre si répandus, que le cœur de la Divinité était brisé, profondément affecté au point d'être contraint, pour limiter le désastre, de préserver le saint culte en ne laissant aucunement subsister, et se développer, les rites pervers, la religiosité dégradée et les initiations démoniaques. Joseph de Maistre, dans le second Entretien des Soirées de Saint-Pétersbourg, nous délivre d'ailleurs cette pertinente réflexion concernant le déluge, mettant en lumière le fait que la conservation de la connaissance dégagée du mal fut maintenue au sein de la famille juste, c'est-à-dire Noé et ses fils, qui représentent et conservent dans sa pureté la " Tradition divine " : " Nous savons très peu de choses sur les temps qui précédèrent le déluge, et même, suivant quelques conjectures plausibles, il ne nous conviendrait pas d'en savoir davantage. Une seule considération nous intéresse, et il ne faut jamais la perdre de vue, c'est que les châtiments sont toujours proportionnés aux connaissances du coupable ; de manière que le déluge suppose des crimes inouïs, et que ces crimes supposent des connaissances infiniment au-dessus de celles que nous possédons. Voilà ce qui est certain et ce qu'il faut approfondir. Ces connaissances, dégagées du mal qui les avaient rendues si funestes, survécurent, dans la famille juste, à la destruction du genre humain." [8]



C'est donc par Noé que la sainte Tradition divine se perpétuera, la seule qui puisse être considérée comme véritable et authentique, la Tradition de l'Alliance restaurée avec Dieu (dont l'arc-en-ciel est depuis ce jour le signe), l'autre, la tradition de Caïn et de ses enfants, ayant été engloutie. C'est pourquoi l'assertion de Jean Tourniac (1919-1995) : " Après le déluge, ou plus exactement pendant les quarante jours qui séparent l'ancien monde du nouveau, et lors de la sortie de l'Arche, Noé représente bien en quelque sorte la Tradition primordiale... " [9], est totalement inexacte, car Noé est, bien au contraire, celui qui restaura le culte Divin en l'ayant préservé des souillures de la tradition polluée, il est : " le dernier des chefs pères de famille de la postérité d'Adam avant le déluge, et c'est lui qui, par sa postérité, a perpétué celle d'Adam, que le déluge avait effacée de la surface terrestre. " ( Traité, 113).







C'est ce que nous explique d'ailleurs précisément et en détails Martinès de Pasqually, lorsqu'il se penche sur les motifs qui furent déterminants dans la décision divine de provoquer un déluge, et les éléments qui justifièrent une telle décision, dont la domination et l'entière maîtrise des esprits démoniaques sur les hommes de cette époque est le principal d'entre eux, non sans avoir montré l'autorité conquise sur les mineurs, c'est-à-dire les hommes, par ce sinistre personnage capable de faire croire aux créatures crédules que l'univers n'était point l'œuvre de la Divinité, le " grand prince du Midi " chef des êtres matériels, qui n'est pas sans évoquer, étrangement, celui que l'on désigne également sous le nom de " Roi du Monde " : Ce décret ne fut lancé que pour la manifestation de la justice divine contre les chefs démoniaques, qui avaient entièrement révolté le
Créateur par les persécutions infinies qu'ils exerçaient sur les mineurs. Les conquêtes immenses qu'ils avaient faites sur ces malheureux mineurs avaient si fort enorgueilli ces chefs démoniaques qu'ils se croyaient invincibles et même plus puissant que le Créateur [...] Toutes les victoires des démons se bornent donc à avoir subjugué la faible postérité de Kaïn et une partie de celle de Seth [...] Vous me demanderez peut-être quel était ce but auquel les démons se proposaient d'arriver. C'est de passer les bornes qui leur sont prescrites, en séduisant sans relâche non seulement les habitants de la terre, mais encore ceux des différents corps célestes et en leur portant des attaques plus fortes que celles qui étaient remises à leur puissance ordinaire. C'est d'avoir fasciné l'entendement des mineurs, afin de pouvoir se faire passer à leurs yeux comme seuls vrais dieux de la terre et des cieux, leur promettant de leur procurer la même puissance et les mêmes facultés que celles que possède la Divinité et que, si ces mineurs voulaient les suivre et les reconnaître pour leurs chefs, ils pourraient bientôt agir en liberté sur tout être quelconque. Bien plus, ces esprits pervers allèrent jusqu'à persuader à ces mineurs que la création universelle était faussement attribuée à la Divinité, que ce Dieu qu'ils avaient entendu jadis n'était autre chose que l'un d'eux, qui dirigeait toute la création et l'homme même depuis son avènement sur la terre, et qu'en conséquence l'émanation des mineurs venant du grand prince du Midi, chef principal de tout être matériel et surmatériel (qui veut dire véhicule du feu axe central incorporé dans une forme), ils eussent à le reconnaître et à lui obéir aveuglément en tout ce qu'il leur ferait inspirer par ses agents inférieurs et qu'alors ils verraient avec satisfaction manifester leurs puissances avec autant de succès que celle de leur chef, le grand prince du Midi, qui s'opérait tous les jours devant eux. " ( Traité, 114).



a) La restauration du culte primitif

Au milieu d'une telle confusion générale, d'un état des choses si opposé aux lois de l'Éternel, seul Noé réussira à conserver la pratique du " vrai " culte, de l'authentique sacerdoce qui venait d'Abel et de Seth. Alors que régnaient, avec une rare indécence, les plus noires opinions, les croyances déviées, que l'humanité se livrait à des dieux infernaux, Noé maintenait les fondements et les principes sacrés, il restait attaché au service du Très Haut, ni ne faiblissant, ni ne doutant, représentant, en quelque sorte, la vénérable Tradition des " élus de l'Eternel ", le " Saint Ordre " uni au Ciel et à la Parole du Créateur, conservateur des décrets divins.


En cela, par l'attitude qui distingue Noé en ces temps diluviens, se trouve la raison profonde nous permettant de comprendre en quoi le " Haut et Saint Ordre des élus de l'Eternel ", dont " l'Ordre des Chevaliers Maçons élus coëns de l'Univers " fut l'expression directe au XVIIIe siècle, se rattache à la Tradition restaurée par Noé, au culte expiatoire qu'il célébra à la sortie de l'Arche : " culte [qui] était la vraie figure de celui qu'opérait l'homme divin pour la réconciliation du premier mineur, afin que la création universelle ne changeât point de forme, ainsi qu'Adam avait changé de corps. Ce fut par ce culte de l'homme divin, ou Christ, que le Créateur rebénit sa création universelle, en rebénissant Adam qu'il avait maudit comme chef principal de tout être créé et comme homme-Dieu de la terre, et c'est là véritablement ce que Noé a répété. Il intercédait par son invocation, la miséricorde du Créateur, pour qu'il réconciliât la terre avec le reste de ses habitants qui avaient trouvé grâce devant lui. " ( Traité, 133).



Ayant reconstitué la Religion primitive, le culte originel relevant de la Révélation Divine, Noé rendra
possible la continuité spirituelle des élus de l'Éternel et est à l'origine d'une seconde chaîne sacrée qui, en pleine période où les troubles ne tardèrent pas à se manifester de nouveau, préserva la pratique de l'authentique rite sacrificiel en le maintenant éloigné de l'esprit de corruption des fausses religions. Congédiant les occupants de l'arche, Noé leur confia ces instructions salutaires : " Ne perdez jamais de vue ce que le Créateur a fait pour vous. Vous êtes le vrai témoignage de la manifestation de sa gloire et de sa justice. N'admettez jamais que lui, pour être le moteur créateur de tout ce qui s'apparaît à vos yeux corporels et spirituels, et soyez convaincus que rien n'est, n'existe et n'existerait sans sa volonté. N'oubliez jamais que tout est provenu de lui, et non de ces maudits esprits tentateurs qui, par leurs insinuations démoniaques, ont précipité vos semblables dans les affreux abîmes de la matière, ayant eu l'orgueil de se faire considérer par les hommes comme les vrais dieux, vivifiants et vivants et de vie éternelle. Demeurez en paix sous la protection du Créateur dans la portion de terre qui vous est échue à chacun en partage ! Soyez les gardiens de cet héritage, ainsi que le sera votre postérité, de génération en génération jusqu'à la fin des siècles !" ( Traité, 138).








Pourtant, depuis l'épisode du déluge, si la postérité de Noé avait rétabli le cérémonial, postérité se composant d'une première filiation : Sem, Cam et Japhet, la tradition déviée ne ménagera pas pour autant ses efforts, et l'on assista, en très peu de temps, à la plus invraisemblable et folle entreprise jamais mise en œuvre par les hommes. Un dessein absurde et dérisoire naquit dans l'esprit des hommes aveuglés par leurs passions et les mensonges de l'ennemi de Dieu, atteindre les cieux par la construction d'une tour gigantesque et vertigineuse. Se fondant sur une résurgence du paganisme le plus grossier, apparaissant encore une fois, malheureusement, à la faveur des forces démoniaques et prométhéennes porteuses d'une totale limitation et réprobation historique, les hommes voulurent édifier une tour qui allait représenter le symbole emblématique d'un pseudo savoir cosmologique, d'une " tradition ", certes fort ancienne en certains de ses aspects, mais qui, depuis le déluge, ne pouvait plus être " primordiale ", car celle-ci avait été détruite et noyée, mais " tradition " pervertie, incomplète, inférieure et satanique.






Quelle était l'intention des constructeurs de Babel ? Ils voulaient, en effet, parvenir à Dieu, rejoindre Dieu, se hisser jusqu'à la cime des cieux, découvrir les vérités supérieures inaccessibles, se rendre maîtres des connaissances ultimes ; mais comment ? Par leurs propres moyens, en élaborant des outils capables de leur dévoiler les secrets célestes comme nous le révèle l'Écriture : " faisons-nous une tour dont le sommet atteigne le ciel . " ( Genèse XI, 4). Cette folle décision, qui enfiévrait les ténébreux désirs d'une humanité pécheresse, ne découlait ni d'un précepte divin, ni d'un commandement, ni d'une invitation prophétique comme celle qui enjoignit à Salomon de bâtir un Temple à l'Éternel. Cette infecte volonté, qui animait la descendance malsaine d'Adam, souhaitait, bien sûr, parvenir à Dieu, mais avec un cœur impur, elle répondait exactement, et en tous points, à ce que Dieu déclara à Isaïe : " Le culte que me rend ce peuple est un précepte appris des hommes. " ( Isaïe XXIX, 13).






Il se trouve également, si l'on y prête attention, à l'intérieur de ce néfaste chantier, de ce labeur
démoniaque et dirigé contre Dieu, une expression de la plus haute inversion qui soit, celle visant à magnifier la gloire de l'homme comme le sens des paroles des constructeurs de Babel le rend très bien : " Celebramus nomen nostrum antequam dividamur in universas terras / Célébrons notre nom avant de nous disperser à la surface de la terre. " ( Genèse XI, 4). Cet inquiétant " Célébrons notre nom " résonne bien sûr comme une ode obscure, un lointain écho à l'antique serpent que l'on retrouve dans cette intention d'ériger un monument dédié à la glorification de l'humanité coupable, c'est l'expression d'une volonté prométhéenne, d'un projet constructiviste, faustien où l'on décèle aisément la perceptible trace de Tubalcaïn, le forgeur de métaux. [10]




Nous sommes, comme le pensent beaucoup de Pères de l'Église, en une période où se répandent un polythéisme désordonné et un panthéisme galopant qui imprègnent absolument la religion de Babel, et l'on mesure sans difficulté pourquoi l'Éternel n'a pas voulu de cette " unité religieuse ", de cette " unité transcendante des religions " réalisée contre sa Vérité, contre son " Nom " car orchestrée et instrumentée par l'Adversaire en personne. La religion babélienne était, en réalité, un " creuset " où menaçait de disparaître la Révélation sous la luxuriante contagion du syncrétisme confus, du panthéisme conquérant, de l'idolâtrie négatrice du Dieu de la Révélation. D'autre part, cet ensemble composite était totalement contraire au plan de l'Éternel dont il avait dévoilé, après la Chute, la grande intention, à savoir la venue en ce monde du Verbe Incarné, venue annoncée et cachée sous l'expression énigmatique : " la postérité de la femme ". À ce titre, et ceci mérite d'être dit fermement, toute religion qui, quelle que soit son caractère d'ancienneté, sa valeur historique, son raffinement culturel, son haut niveau de connaissance, n'est pas finalisée et en attente du " Verbe de Dieu ", n'est pas vraie et participe de la tradition réprouvée et pervertie.








Voilà pourquoi l'Éternel n'hésita pas un instant, et dispersa l'unité religieuse acquise contre sa Gloire, il brisa cette fausse harmonie " sacrée " et précipita la tour de haut en bas, la réduisant en une misérable ruine pour la plus grande honte de ses promoteurs, détruisant cette bâtisse satanique, dispersant les hommes en les séparant en différentes régions et langues pour qu'ils ne puissent plus jamais se réunir pour former des projets communs habités par la volonté pécheresse. C'est ce qu'explique le célèbre passage de l'Écriture : " Le Seigneur descendit pour voir la cité et la tour que les fils d'Adam édifiaient ; et il dit : ''Voici un peuple uni et une seule langue pour tous ; ils ont commencé à faire cela et ils n'abandonneront pas leur projet qu'ils ne l'aient réalisé complètement. Venons donc, descendons et confondons ici-même leur langue, afin que chacun n'entende plus la langue de son voisin. '' Ainsi le Seigneur les dispersa de ce lieu sur l'ensemble des terres et ils cessèrent d'édifier la ville. Et on appela cet endroit Babel parce que là fut confondue la langue de toute la terre ; et de là le Seigneur les dispersa dans toutes les régions. " ( Genèse XI, 5-9).






La religion de Babel sera l'ultime manifestation globale de la tradition corrompue apocryphe, car c'est à la suite de cet événement que se développeront, dans les diverses régions de la terre, les traditions particulières qui ont et possèdent, comme caractère unitaire et vertu " primordiale ", de participer, à un titre ou un autre, en Orient comme en Occident, de la religion babélienne réprouvée. Lorsque Guénon et ses disciples, nous parlent donc des traces de la " Tradition primordiale " présentent dans les différentes traditions, ils ne renvoient qu'à ces débris épars de la tradition primitive polluée, flétrie et condamnée par Dieu.

Pour rétablir la Tradition originelle définitivement perdue, face à une situation qui, au fil des temps, devenait irréversible en raison de la nature orientée au mal de l'homme, l'Éternel jugea nécessaire de protéger la " Révélation " en se choisissant cette fois-ci un peuple qui pourrait conserver sa Loi. C'est ainsi que Dieu décida d'élire, pour cette mission, un homme : Abraham, que Martinès de Pasqually nous décrit ainsi : " Il n'y a jamais eu parmi les pères particuliers temporels un homme plus élevé en postérité charnelle qu'Abram. C'est de là d'où l'Écriture l'appelle simplement Abram, père élevé, et non Abraham, père élevé en multitude de postérité en Dieu, telle qu'elle aurait dû être opérée par Adam dans son état de gloire, mais qui, par sa prévarication, est devenu père élevé en postérité matérielle terrestre. Il vrai qu'Abraham a succédé en ceci au défaut d'Adam, puisque d'Abraham est véritablement sortie une postérité de Dieu. C'est en effet, dans la postérité d'Abraham que le Créateur a fait son élection générale et particulière, la première, pour manifester sa justice, et l'autre pour manifester sa gloire. " ( Traité, 162).






Si Dieu forge une Alliance avec Abraham, c'est qu'il trouve en lui une vertu majeure et essentielle, une

force singulière, une grâce qui ne relevait pas de la religion naturelle : la " Foi ". Et cette foi est
fondatrice d'une nouvelle dimension religieuse, d'un nouveau mode de relation entre Dieu et l'homme qui va profondément modifier le cours de l'histoire du monde, et même constituer la base d'une " Histoire " dans laquelle l'existence des êtres ne sera plus conçue comme étant une fugitive présence au sein d'un processus éternel massif et aveugle, un flux cosmique condamné à une perpétuelle reproduction, mais un lieu, un temps ou s'épanouira un lien d'amour entre Dieu et sa créature. [11]



Et c'est maintenant, bien évidemment, que nous retrouvons Melchisédech qui, comme nous le savons, par l'offrande du pain et du vin va transmettre quoi donc à Abraham ?

Les restes souillés d'une tradition babélienne, (puisque la tradition pré-diluvienne a été détruite par Dieu), comme l'affirme Guénon ?

Les vestiges dégradés d'une religion cosmique dévoyées et pervertie ?

Ce n'est pas sérieux !

Cela n'a aucun sens du point de vue scripturaire et spirituel, et il faut vraiment avoir perdu toute mémoire de l'Écriture Sainte et des conditions de la préservation du culte Divin à travers l'histoire des hommes pour soutenir une telle ineptie !

Que fait donc Melchisédech ?

Melchisédech, réconcilie donc Abraham, comme l'Éternel l'avait fait avec Noé, au Nom et par le pouvoir du Christ, c'est pourquoi il lui fait l'offrande du pain et du vin, qui n'est pas un symbole de son rattachement à la " Tradition primordiale " rejetée et réprouvée par Dieu, mais un témoignage de sa consécration sacerdotale au Messie, au Christ dont il préfigure le culte eucharistique, ce qui est, nous en conviendrons, tout à fait autre chose !









C'est ce même culte, célébré par Abel, restauré par Noé après le déluge qui se perpétue entre
Melchisédech et Abraham : " Noé a répété, dit encore Martinès, le même type, ainsi que Melkisédech, Elie, Zorobabel et le Christ. Voilà ceux qui ont été préposés par ordre du créateur pour marquer les êtres mineurs spirituels, qui devaient accompagner le triomphe de la manifestation de la justice divine opérée par la puissance de l'homme-Dieu et divin [Christ], selon son immédiate correspondance avec le Créateur. " ( Traité, 41).



Est-ce que cela n'est pas suffisamment clair ?

N'est-ce point la confirmation incontestable que Melchisédech appartient aux Élus de l'Éternel qui ont rendu possible la transmission de l'authentique sacerdoce qui conduira à Jésus-Christ. Toujours d'après Martinès : " Ces mineurs élus depuis Abel et Énoch sont Noé, Melkisédech, Joseph, Moïse, David, Salomon, Zorobabel et le Messias. Tous ces sujets préposés pour la manifestation de la gloire divine font le nombre complet dénaire spirituel divin, duquel toute chose, tant spirituelle que matérielle, est provenue (...) vous pourrez vous convaincre de ce que j'ai dit, par l'égalité, la similitude et le rapport des opérations de ces mineurs avec les opérations d'Abel ; ce qui vous fera connaître clairement qu'Abel a fait la véritable figure des opérations du Christ, de même que vous avez vu Kaïn figurer véritablement les opérations du prince des démons. " ( Traité, 89). [12]

De ce fait, deux branches, deux " traditions " se côtoient depuis l'origine et sont donc radicalement opposées, antagonistes et antithétiques l'une à l'autre, la première réunissant les " enfants de Dieu ", c'est-à-dire la postérité d' Abel et de Seth, la seconde constituée par la descendance pervertie de Caïn, les " faux frères " selon Jean-Baptiste Willermoz, incarnant la tradition déviée des " enfants des hommes ".







Martinès de Pasqually insista à de nombreuses reprises pour nous mettre en garde contre le danger de confusion entre les deux rameaux étrangers représentant la tradition des " enfants de Dieu ", et celle des " enfants des hommes ", car plusieurs exemples démontrent qu'il est fréquent de voir se détériorer l'authentique Tradition. Ainsi, " la postérité de Seth et de son fils Enos ne tarda pas à se corrompre par ses alliances avec la postérité de Kaïn et elle déchut par là de toutes ses connaissances spirituelles divines que Seth lui avait communiquées. Cette postérité d'Enos subsista ainsi dans l'abomination, d'où provint le patriarche Énoch... " ( Traité, 106). On comprend mieux, en cela, l'importance pour les fidèles disciples du Divin Réparateur de se retrancher du mal, de se préserver de la descendance criminelle de Caïn et de sa " tradition apocryphe "
pervertie, dont le caractère ancestral et babélien ne confère aucune légitimité, et l'utilité pour eux de s'inscrire, en revanche, dans la continuité du culte saint et pur célébré par Seth, la " Tradition non-apocryphe ", en fuyant radicalement les œuvres démoniaques des " enfants des hommes ".



Résonneront alors, étrangement, ces terribles paroles de René Guénon, aux oreilles de ceux qui persévèrent dans la garde et la préservation de la Tradition sacerdotale de Seth, qui conservent précieusement les éléments du culte sacré et veillent, avec attention et amour, sur la Révélation léguée aux hommes de bonne volonté par les Justes, les Prophètes et le Maître en personne, c'est-à-dire le Divin Réparateur : " Pour le monde occidental, il n'y a plus de ''Terre Sainte'' à garder, puisque le chemin qui y conduit est entièrement perdu désormais." [14]


Heureusement, comme nous l'avons largement expliqué, et contrairement à cette affirmation aussi brutale que fausse, conduisant et précipitant dans des " voies déviées " qui ne sont que des impasses, il est vrai que les authentiques " Gardiens de la Terre Sainte ", loin d'avoir à " maintenir le lien entre la Tradition primordiale et les traditions secondaires et dérivées [...] hommes ayant la conscience de ce qui est au-delà de toutes les formes, c'est-à-dire la doctrine unique qui est la source et l'essence de toutes les autres, et qui n'est autre chose que la Tradition primordiale " [15], ont, bien plutôt, à développer, comprenant ce qu'est la véritable nature de cette " tradition caïniste " souillée et polluée, les extraordinaires trésors de leur propre " fonds spirituel ", pur et sanctifié par l'Éternel, qui jamais ne fit défaut puisqu'il leur fut généreusement acquis, en plénitude, grâce aux vertus de leur baptême par Celui qui est " la vraie Lumière qui éclaire tout homme venant en ce monde. " ( Jean I, 9).



Il n'y a donc pas, pour les disciples de Jésus, de " Tradition primordiale " à conserver, dont le
christianisme serait une des formes, alors qu'il est " La Religion " par excellence, celle qui possède, en plénitude, le dépôt de la Révélation, et nous ne pouvons, à ce titre, que ressentir de la stupéfaction et de l'incrédulité devant des déclarations qui, en complète contradiction avec les enseignements sacrés, osent soutenir avec une incroyable ingénuité : " En quoi l'affirmation d'une Tradition primordiale amoindrirait-elle le Christianisme ou infirmerait-elle sa Divinité ? C'est plutôt l'inverse qui s'impose à l'Esprit..." [16], alors que nous connaissons le caractère singulièrement spécifique des sources chrétiennes se distinguant radicalement des reliquats dégradés de la très suspecte " Tradition primordiale ".



Ainsi, loin d'établir une " économie générale de la révélation ", bien au contraire, Guénon subordonne toute forme religieuse à une autorité " primordiale " qui les dépasse en les surplombant " d'en haut ", ou plus exactement " en creux " si l'on tient absolument à se référer à l'hypothèse de l'existence de l'Agarttha, autorité qui elle seule serait en possession des éléments fondamentaux véritables car immémoriaux et " non-humains ", et apparaîtrait comme étant en mesure de conférer une réelle validité aux diverses traditions localisées dans l'espace et le temps.

XII. Nécessité de retrouver l'essence primitive de la " Tradition "

S'il est nécessaire de fuir l'influence de la descendance de Caïn, dont nous venons de voir en quoi elle représente une tradition viciée, dangereuse et réprouvée, c'est que les disciples du Divin Réparateur, qui souhaitent approfondir les enseignements de la Révélation, s'aidant dans cette tache, pour certains disposés à une réception plus intense et plus intime de la Vérité, des lumières de Martinès de Pasqually, du Philosophe Inconnu ou de Jean-Baptiste Willermoz, sont voués à travailler à l'œuvre préparatoire de réconciliation par la purification et la sanctification, en s'écartant et se retranchant de la fausse tradition, en rejetant la voie de Caïn pour suivre fidèlement l'exemple d'Abel, Énoch, Élie, Noé, Melchisédech, Zorobabel et du Messie [17].

Quel besoin dans ce cas, pour celui que la Providence dans sa bonté à fait naître parmi les chrétiens, de s'attacher aux erreurs des nations qui méconnurent l'Évangile, d'adopter les mythes, les croyances et la vision cyclique, les Manvantaras d'un Orient encore plongé dans les ténèbres de l'idolâtrie, non éclairé par les vérités de la Révélation ?






Le disciple du Messie, loin d'être dans la nécessité de s'ouvrir aux concepts de la pensée asiate, de faire des génuflexions devant la sagesse de l'Inde, a à redécouvrir les fondements de sa propre Tradition, il doit, impérativement, se rendre digne des vertus que lui confère le baptême qu'il a directement reçu de Jésus-Christ, si du moins les terribles stigmates de l'esprit corrupteur de la modernité triomphante, de cette civilisation apostate, ne lui ont pas fait perdre toute possibilité de salutaire réaction. Loin des fumées délétères diffusées par cette image caricaturale du " Roi du Ciel ", l'unique maître de toutes choses, que représente le " Roi du Monde " des mythologies erronées, l'administrateur souterrain des fruits empoisonnés d'une connaissance héritière de la prévarication commise dans le Jardin d'Éden, il nous incombe d'opérer une authentique " conversion ", de mettre en œuvre une véritable déprise vis-à-vis de l'idéologie égalisatrice se faisant l'avocate de la confusion babélienne, de cette fausse " unité des langues et des traditions " dont l'Éternel ne voulut pas et qu'il signifia en réduisant à néant le monument qui consacrait la religion universelle d'une humanité déchue.






Telle est la loi qui donnera fin à toutes les choses temporelles. "


La capacité à discerner entre les deux rameaux antagonistes représentés par
Caïn et Abel est, à ce titre, essentielle, car, si tous deux sont également " traditionnels " mais inégaux en sainteté, et surtout en ancienneté puisque la tradition de Caïn ne peut se réclamer que d'une origine babélienne qui, outre son caractère réprouvé, ne possède qu'une antériorité limitée à la période post-diluvienne, seule la Tradition des " Élus de l'Éternel " remonte vraiment, par une succession ininterrompue, qui plus est bénie de Dieu, jusqu'à Adam par Abel, Seth, et Noé, et reste seule à être en mesure de se prévaloir du titre de " primitive " : " Celle qu'on appelle aujourd'hui la religion chrétienne était chez les anciens, et n'a jamais cessé de subsister dans le monde depuis le commencement du genre humain, jusqu'à l'Incarnation de Jésus-Christ qui est le temps où la vraie religion, déjà ancienne, a commencé à porter le nom de chrétienne." [18]




Il est donc absurde d'accepter que soit effectué, comme le fit René Guénon, une fallacieuse reconnaissance du caractère légitime, ou " authentique ", du christianisme, par son hypothétique rattachement à une tradition rejetée par Dieu, alors même que c'est le christianisme, en plénitude, qui est l'unique porteur du critère de l'authenticité, que c'est lui, par éminence, qui est détenteur des fondements de la légitimité traditionnelle et " primitive ", et que c'est en fonction du degré d'intimité ou d'éloignement à son égard, et à vis-à-vis de son dépôt révélé, que doit s'évaluer l'effective " orthodoxie ", ou " non-orthodoxie ".



La " Terre Sainte " n'est donc pas une expression localisée de ce qu'est, en une région située en Asie, la
" Contrée Suprême " défendue par des prétendus " Gardiens " qui auraient la mission, dans l'imagination de Guénon, d'en cacher l'entrée aux profanes, " Terre Sainte " qui, dans le langage de Guénon, désigne le " Centre du Monde " ou l' Agarttha : " ... Il existe une ''Terre Sainte'' par excellence, prototype de toutes les autres ''Terres Saintes'', centre spirituel auquel tous les autres centres sont subordonnés [...] On situe habituellement ce séjour dans un ''monde invisible'' [...] Dans la période actuelle de notre cycle terrestre, c'est-à-dire dans le Kali-Yuga, cette ''Terre Sainte'' défendue par des ''gardiens'' qui la cachent aux regards..." [19]



En conséquence, René Guénon, logique avec lui-même et sa conception faussée de la " Tradition ", adhérant aux thèses occultistes qu'il hérita de Saint-Yves d'Alveydre, s'étant enfermé dans son incompréhension du christianisme, pensa que l'Occident était à présent vidé et dénué de toute voie ésotérique de réalisation, déclarant de manière stupéfiante, dans une lettre, écrite en 1938 à Louis Caudron (1901-1967): " Il n'y a plus de possibilités initiatiques réelles pour l'Occident en dehors du côté islamique ". [20]

"
Apprends de moi que cette même place existe et existera dans toute sa propriété éternellement. Elle a été souillée par la prévarication d'Adam, mais elle a été purifiée par le Créateur, ainsi que te l'assure la réconciliation du premier homme. Oui, c'est dans ce saint lieu qu'il faut que la postérité mineure spirituelle d'Adam soit réintégrée. C'est le premier chef-lieu que le mineur a habité, dès son émancipation divine, et la prévarication du premier homme ne l'en a exclu que pour toute la durée du temps. Observe donc ici que c'est l'émancipation de ce cercle mineur qui désigne et qui complète la quatriple puissance divine, sans laquelle le mineur n'aurait aucune connaissance parfaite de la Divinité..." ( Traité, 224).




On mesure en quoi, pour éviter une telle dérive sur le plan des positions doctrinales - dérive qui s'est
traduite, concrètement, par une minoration du sens du christianisme, une dévaluation critique de la mystique chrétienne, un alignement sur la théorie hindoue du temps cyclique ( manvantara), la croyance en l'existence d'un " Roi du Monde " entouré " d'assesseurs ", régnant sur un royaume souterrain nommé Agharta, la conviction du rôle central de la Tradition dite " primordiale ", parfaitement indépendante et même supérieure à la Tradition révélée qu'elle coifferait de son autorité, l'adhésion en la doctrine des descentes divines successives ( avatâra), et, enfin, la certitude de la fonction eschatologique de " l'islam " en cette fin de " cycle ", de par la prétendue primauté spirituelle de l'Orient à l'égard duquel il serait impérativement demandé à l'Occident de se ressourcer pour y retrouver, outre son le lien avec le " Centre ", les méthodes et techniques méditatives ou invocatoires qui lui font défaut -, il est donc vital d'éclairer ce qu'il en est de la nature réelle de la " Tradition " et des formes effectives, et réelles, qui sont les siennes, en nous écartant des thèses erronées issues des courants " apocryphes ", et en nous rattachant, en fidélité, au rameau initiatique, religieux et sacerdotal " non-apocryphe ", béni de l'Éternel, de sorte d'œuvrer efficacement à la " réintégration " des êtres en leur première propriété, vertu et puissance spirituelle divine primitive, pour que puisse s'effectuer, lorsque les temps seront accomplis, le retour des âmes dans le " Saint-Lieu " qui fut celui d'Adam à l'origine :










1. A. Fabre d'Olivet, Histoire philosophique du genre humain, t. I, ch. V, " Digressions sur les quatre âges du monde ", L'Âge d'Homme, 1977, pp. 98-101.

2. R. Guénon, Introduction générale à l'étude des doctrines hindoues, Éditions Véga, 1976, p. 15.

3. R. Guénon, Le Roi du monde, Ch. 1 er " Notions sur l' Agarttha en Occident ", 1927.

5. L'Église latine propose à la vénération des fidèles le juste Abel car il est une parfaite image préfiguratrice du Christ : " On découvre entre la victime de Caïn et le Sauveur du monde de nombreux et frappants traits de ressemblance. Abel innocent - vierge toute sa vie - nous fait penser à celui qui demandait un jour aux juifs, sans soulever une protestation : ''Qui donc, parmi vous, pourrait me convaincre de péché'', à celui que saint Paul appelle le Pontife saint, innocent, sans tâche, à tout jamais séparé des pécheurs. Abel pasteur de brebis, nous rappelle le Verbe incarné venant sauver le monde et se présentant à l'homme comme le Pasteur qui voudrait rassembler les brebis égarées et les réunir toutes dans un même bercail sous sa paternelle houlette [...] Abel, mourant martyr du service de Dieu, est bien la figure de Jésus-Christ, crucifié pour avoir courageusement accompli la mission de régénération de l'humanité que son Père lui avait confiée [...] Abel fut d'ailleurs canonisé par le Sauveur lui-même, qui, dans l'Évangile, l'appela un jour: ''Abel le Juste''. Aussi, son nom revient souvent dans la sainte liturgie. À la messe tous les jours, le prêtre rappelle à Dieu le sacrifice ''d'Abel son enfant plein de justice'' et aux litanies des agonisants on recommande à saint Abel l'âme qui va quitter ce monde." ( Fête d'Abel le Juste, le 30 juillet).

6. J. Daniélou, Les saints païens de l'Ancien Testament, Seuil, 1956, pp. 50-51.

8. J. de Maistre, Les Soirées de Saint-Pétersbourg, IIe Entretien, Editions de la Maisnie, 1980, pp. 73-74.

10. Le lecteur, averti des éléments symboliques particuliers du Régime Écossais Rectifié, comprendra sans aucun doute immédiatement pourquoi Jean-Baptiste Willermoz, sur les conseils avisés de l' Agent Inconnu, jugea nécessaire, le 5 mai 1785, par une décision entérinée par la Régence Écossaise et le Directoire Provincial d'Auvergne, d'écarter le nom de " Tubalcaïn " des rituels rectifiés en le remplaçant par celui de " Phaleg ", reconnu comme le fondateur des " justes et parfaites " Loges. Tubalcaïn fut rejeté des rituels au profit de Phaleg par le Directoire Provincial d'Auvergne pour les motifs suivants : Tubalcaïn est le fils de Lamech, un bigame. Inventeur de l'art de travailler les métaux, il ne peut être attribué aux Apprentis qui viennent justement de les abandonner. Il est l'emblème des vices, notamment sexuels. Représentant une lignée antédiluvienne effacée par Dieu, il doit céder le pas à Phaleg, ''fondateur de la seule vraie initiation ''. " (MS 5 868, n°73, Bibliothèque municipale de Lyon, Fonds Willermoz).

11. R. Guénon, Le Roi du Monde, Gallimard, 1981, p. 57.

12. Se basant sur l'image du sacrifice d'Isaac par son père Abraham, Mircea Eliade (1907-1986), a montré ce que l'introduction de la foi, dans l'expérience religieuse de l'humanité, peut avoir de radicalement novateur et constituer une véritable rupture avec les traditions antérieures : " Abraham ne comprend pas pourquoi ce sacrifice lui est demandé, et pourtant il l'accomplit parce que c'est le Seigneur qui le lui a demandé. Par cet acte, en apparence absurde, Abraham fonde une nouvelle expérience religieuse, la foi. Les autres (tout le monde oriental) continuent à se mouvoir dans une économie du sacré qui sera dépassée par Abraham et ses successeurs. Leurs sacrifices appartenaient - pour utiliser la terminologie de Kierkegaard - au ''général'' ; c'est-à-dire étaient fondés sur des théophanies archaïques où il ne s'agissait que de la circulation de l'énergie sacrée dans le cosmos (de la divinité de la nature et à l'homme, puis de l'homme - par le sacrifice - de nouveau à la divinité, etc .) C'étaient des actes qui trouvaient leur justification en eux-mêmes ; ils s'encadraient dans un système logique et cohérent : ce qui avait été à Dieu devait lui revenir. Pour Abraham, Isaac était un don du Seigneur et non le produit d'une conception directe et substantielle. Entre Dieu et Abraham s'ouvrait un abîme, une rupture radicale de continuité. L'acte religieux d'Abraham inaugure une nouvelle dimension religieuse : Dieu se révèle comme personnel, comme une existence ''totalement distincte'' qui ordonne, gratifie, demande, sans aucune justification rationnelle (c'est-à-dire générale et prévisible) et pour qui tout est possible. Cette nouvelle dimension religieuse rend possible la ''foi'' au sens judéo-chrétien." (M. Eliade, Le Mythe de l'éternel retour, Gallimard, 1979, pp. 161-162).

13. L'Église, qui célébrait la fête de saint Melchisédech le 25 avril, a toujours insisté sur le caractère de " préfiguration " des prémices de la sainte eucharistie dans les offrandes qui furent présentées par le Roi de Salem à Abraham : " La grandeur de Melchisédech n'est pas seulement d'être la plus parfaite expression de son ordre propre, mais d'être la figure de celui qui sera le grand prêtre éternel et qui offrira le parfait sacrifice. C'est ce que le Psaume CIX, dans un texte d'une importance éminente, annonçait: ''tu es prêtre pour toujours, selon l'ordre de Melchisédech.'' Le Psalmiste annonçait ainsi qu'à la fin des temps paraîtrait le dernier grand prêtre, celui qui serait grand prêtre pour toujours, parce qu'il épuiserait la réalité du sacerdoce et qu'il ne pourrait plus y en avoir d'autre après lui [...] Il est prêtre pour toujours, parce que le sacrifice qu'il a offert est acquis pour toujours. Les sacrifices qui étaient offerts jusque là exprimaient l'effort de l'homme pour reconnaître la souveraineté divine. Mais leur effort n'aboutissait pas à cause de la trop grande disproportion entre la fragilité de l'homme et la sainteté de Dieu [...] Ainsi dans l'action sacerdotale de Jésus-Christ, Dieu a été parfaitement glorifié en sorte qu'aucune gloire nouvelle ne peut lui être donnée [...] tous les autres sacrifices sont abolis et nous ne pourrons plus désormais offrir au Père que l'unique sacrifice de Jésus-Christ, dont chaque eucharistie est le sacrement, par l'unique sacerdoce de Jésus-Christ, dont tout sacerdoce est la participation." (J. Daniélou, Les saints païens de l'Ancien Testament, op. cit., pp. 133-136).

16. J. Tourniac, Présence de René Guénon, vol. I, " L'œuvre et l'univers rituel ", Soleil natal, 1993, p. 131. Il faut dire que le même Jean Tourniac n'avait pas hésité, dans le même ouvrage, à écrire : " Nous estimons que René Guénon n'a jamais erré dans l'énonciation des principes et qu'il ne s'est pas trompé dans l'évaluation doctrinale de leurs applications" ( Ibid., p. 79), ce qui, on en conviendra, permet de résoudre assez aisément nombre de difficultés théoriques par l'effet d'un comportement hagiographique qui frise allègrement avec l'inconséquence pure et simple.

17. C'est pourquoi les élus coëns, puisque l'Ordre fondé par Martinès était un Ordre sacerdotal, furent des prêtres consacrés à la célébration du " culte primitif " et originel, et, en raison de cette mission spéciale et qualification particulière qui les rattachaient à la lignée des élus de l'Eternel, devaient impérativement veiller, chaque jour, chaque heure de leur vie, à la préservation de la pureté de leur ordination et de leur consécration, souci constant et indispensable pour que pût s'accomplir, dans un esprit de sainteté et de vérité, l'œuvre liturgique et invocatoire exigée, depuis les premiers commencements, par le Dieu Saint et Très Haut, l'Eternel Adonaï Sabaoth, Le Père d'Amour et d'infinie Miséricorde avec lequel, par la Croix, nous a réconciliés Notre Divin Réparateur et Maître le Christ Jésus.

19. R. Guénon, Le Roi du Monde, op.cit., pp. 95-96.

20. R. Guénon, Lettre du 23 septembre 1938, Michel Vâlsan (1911-1974) ou, de son titre en islam, Correspondances le Caire-Amiens, lettres inédites de René Guénon, in Soufisme d'Orient et d'Occident, n° 6, 2001. Au sujet de l'islam, Guénon n'avait pas craint d'écrire par ailleurs, allant dans le même sens : " La tradition islamique, en tant que ''sceau de la Prophétie'' [est la], forme ultime de l'orthodoxie traditionnelle pour le cycle actuel." (R. Guénon, Symbole de la science sacré, ch. XXIII, " Les mystères de la lettre Nûn ", Gallimard, 1977, p. 155). Cette thèse surprenante portant sur la conviction que l'islam est la forme ultime, pour notre temps, de " l'orthodoxie traditionnelle " ayant vocation à supplanter les anciennes formes appelées à disparaître car ne répondant plus, selon la conception guénonienne, aux impératifs de la " fin du cycle ", se retrouve exprimée fortement par un disciple de Guénon, Cheikh Mustafâ 'Abd al-Azîz, en des termes dénués de toute ambiguïté : " L'Islam, forme traditionnelle venue en conclusion du cycle prophético-législatif est destinée à rester la seule forme pratiquée sur la terre avant la fermeture du cycle cosmique de la présente humanité, accomplira une telle fonction (celle représentée par l'Arche du Déluge qui contient, selon René Guénon, ''tous les éléments qui serviront à la restauration du monde et qui sont aussi les germes de son état futu r''[Le Roi du Monde, ch. XI]), parce qu'il a été constitué avec les caractères de la généralité humaine et d'universalité spirituelle exigées à cette fin." (M. Vâlsan, Études Traditionnelles, 1968, p. 32).

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