Seul Dieu a le pouvoir d’ôter les voiles de vos yeux, et vous ne trouverez pas de réponses ici, à moins qu'Il ne le veuille.

25 septembre 2018

LE CŒUR ET L’INTELLECT



La question des rapports du Cœur et de l’Intellect dans l’enseignement du Cheikh ak-Akbar mérite d’être approfondie car elle comporte des aspects qui interviennent dans la définition de la fonction islamique de René Guénon. Les remarques occasionnelles faites par Michel Vâlsan sur ce sujet s’accompagnent de nuances que l’on ne peut négliger et qu’il importe, au contraire, de mettre en relief car elles portent sur des points de doctrine essentiels. On relèvera, en particulier, que notre regretté Maître envisageait expressément la possibilité d’une transposition métaphysique des notions utilisées.
A propos du hadîth prophétique suivant lequel « La première chose qu’Allâh a créée est l’Intellect ( ‘aql) », il précisait : « Nous ferons ici abstraction de la transposition métaphysique... de la notion de K h a lq % ... qui résoudrait déjà toute la difficulté. Nous prendrons les notions dans leur sens direct » 9. Il convient donc d ’envisager deux cas : celui où la notion de khalq est transposée, explicitement ou non, ce qui entraîne une transposition concordante de celle de ‘aql, et celui où cette transposition n ’est pas effectuée. Faute de garder cette distinction présente à l’esprit, on risque de mal interpréter les textes du Tasawwuf relatifs à l’Intellect et, à la limite, de n ’y plus rien comprendre. Comme exemple d’une transposition de ce type, on citera Abd ar-Razzâq al-Qâchânî qui utilise l’expression « Intellect coranique » (al-‘aql al-qur’ânî) pour désigner « la Science totalisante et synthétique qui conduit à la Station de la synthèse et de l’union » l0. Par ailleurs, on observe" que cet auteur assigne au Cœur une position « intermédiaire entre l’Intelligence Universelle et l’individu » qui est celle du « centre de l’individualité intégrale » 12 ; or, selon Michel Vâlsan, il s’agit là d’une caractéristique non des spiritualités de type religieux mais bien des doctrines sapientiales13. Dès lors, l’objection dont nous avons fait état plus haut et qui tendrait à dénier toute valeur à la fonction intellectuelle de René Guénon à partir de la doctrine akbarienne de l’Intellect pourrait s’appliquer à Qâchânî en des termes analogues, ce qui suffit à en montrer l’absurdité. Il faut donc se garder soigneusement de tout préjugé issu de l’esprit de système et méditer l’enseignement vâlsanien selon lequel « la différence de situation contingente » ne doit pas empêcher de voir « la concordance parfaite sous un rapport plus profond, car si le cœur est considéré, dans les doctrines sapientiales, seulement comme centre de l’individualité, en raison même de cette centralité il correspond symboliquement à l’Intellect divin dans ses relations avec l’individu et s’identifie essentiellement à celui-ci » 14. 

8. Rappelons que ce terme signifie habituellement « création » en langue arabe.
 9. L ’Islam et la fonction de René Guénon, p. 20
10. Cf. Etudes Traditionnelles, 1964, p. 29, n. 3. Ce commentaire est donné à propos du verset sur le mois de Ramadan (Cor., 2,185). 
11. Cf., par exemple, L ’Esprit universel de l ’Islam, p. 96. 
12. L ’Islam et la fonction de René Guénon, p. 22. 
13. et 14. Ibid., p. 23

Certes, l’Intellect divin est habituellement désigné dans le commentaire de Qâchânî par le terme « rûh » ( = Esprit) et non par celui de ‘aql, ce qui est, dans le Tasawwuf, la doctrine n o rm a le15 ; il n ’en est pas moins vrai que la notion d’« Intellect coranique » telle qu’elle est définie dans le passage cité plus haut peut être considérée, elle aussi, comme une désignation légitime de l’Esprit universel, d’autant plus qu’elle se réfère expressément au Livre révélé de l’Islam. Des transpositions analogues peuvent être trouvées dans le Livre des Haltes, où l’émir Abd al-Qâdir identifie l’« Intellect primordial » (al-‘aql al-awwal) et la « Plume suprême » (al-qalam al-a ‘la) qui est son symbole à la haqîqa muhammadienne et à l’Esprit muhammadien16 ; et même, occasionnellement, dans les Futûhât : lorsqu’Ibn Arabî désigne Abû-s-Sa‘ûd ash-Shibli de Bagdad, compagnon et disciple (tilmîdh) du Cheikh Abd al-Qâdir al-Gîlânî, comme le « Maître doué d ’intellect » (ash-shaykh al-‘âqil) 17 ou encore comme « l’Intellect de son temps » ( ‘âqil zamânih i)l8, il le fait dans des contextes doctrinaux où il entend marquer justement l’excellence de sa réalisation métaphysique. Cependant, il faut bien reconnaître que, même lorsqu’il envisage expressément la légitimité d’une transposition de la notion de ‘aql dans l’ordre métaphysique, le Cheikh al-Akbar exprime encore une certaine réserve ; il écrit, par exemple : « Le premier principe créé qui est, pour nous, la haqîqa muhammadienne et qui, pour d ’autres, est l’Intellect primordial (al-‘aql al-awwal) n ’est autre que la Plume Suprême qu’Allâh le Très-Haut a existenciée sans la tirer d ’aucune chose » 19.

15. Cf. Michel Vâlsan, Remarques préliminaires sur l ’Intellect et la Conscience, dans Etudes Traditionnelles, 1962, p. 203-204. 
16. Kitâb al-Mawâqif, M aw qif 89. 
17. Futûhât, chap. 25, vol. 3, p. 188-189 de l’éd. O. Yahya. 
18. Ibid., chap. 185.   
19. Ibid. , chap. 3, vol. 2, p. 97 de l’éd. O. Yahya

L’excellence du Cœur est soulignée, comme c’est souvent le cas dans l’enseignement du « plus grand des Maîtres », au moyen de considérations d’ordre linguistique. Le terme « qalb », qui désigne le cœur en arabe, comporte en effet les idées de « renversement » et de « retournement » qui peuvent s’appliquer, notam m ent, à un triangle équilatéral20 pivotant autour d ’un de ses côtés pris pour axe. En revanche, ‘aql, qui désigne l’Intellect, procède d’une racine qui renferme l’idée de restriction et, par conséquent, de limitation et de conditionnement. C’est là la raison essentielle pour laquelle le Cœur apparaît comme l’organe et aussi comme l’emblême de la réalisation initiatique : « Le Cœur est connu par ses retournements incessants dans les situations (successives) et passagères ; il ne demeure jamais dans un seul état. Il en va de même pour les Epiphanies divines (at-tajalliyyât al-ilâhiyya) : celui qui ne les contemple pas avec son Cœur est incapable également de les reconnaître (avec son Intellect). En effet, l’Intellect créé conditionne (la réalité) et tel est aussi le cas de toutes les autres facultés à l’exception du Cœur qui change de position à tous moments. C’est pourquoi le Législateur a dit : “ En vérité le Cœur est entre les deux doigts du Tout-Miséricordieux qui le retourne comme II veut” . 

20. On sait que cette figure, en position « animée », c’est-à-dire posée sur un de ses angles, est précisément un symbole du Cœur.


Le Cœur se modifie en même temps que les Epiphanies ; l’Intellect n ’est pas ainsi, ce qui explique que le Cœur puisse être défini comme la faculté qui est au-delà des limites de l’Intellect... les retournements du Cœur sont comparables aux modifications des Formes divines : pour cette raison, Dieu ne peut connaître Dieu qu’au moyen du Cœur, non au moyen de l’Intellect » J1. Toutefois, cette excellence du Cœur ne doit pas faire oublier que l’Intellect primordial est le principe de certains modes de connaissance qui, en dépit des limitations et des conditionnements qu’ils comportent, assument une fonction majeure dans l’économie générale des moyens et des enseignements traditionnels. Au degré des réalités universelles, il apparaît comme le principe actif de l’Existence cosmique symbolisé par le Calame qui est la Plume divine, de sorte que toute écriture, et par conséquent tout livre, comporte, sous le rapport de son extériorisation, un aspect qui procède d ’al-‘aql. Suivant que l’on se place, ou non, au point de vue de la « réalisation descendante », cet aspect apparaîtra lui-même comme « incréé » 22 ou comme « créé ». Cette fonction primordiale de l’Intellect est attestée, dès les premiers versets de la révélation coranique (Cor., 96, 1-5) : 1. Lis au nom de ton Seigneur qui a créé ! 2. Il a créé l’Homme de sang coagulé. 3. Lis ! Et (sache que) ton Seigneur est le plus généreux. 4. Lui qui a enseigné par le Calame. 5. Il a enseigné à l’Homme ce que celui-ci ne savait pas. 

21. Ibid., chap. 58, vol. 4, p. 322-323 de l’éd. O. Yahya. 
22. C ’est le sens de la parole du Cheikh Abû-l-Hasan ash-Shâdhulî : « En vérité mon Cœur et mon Intellect sont dans Ta Main. »

Michel Vâlsan a donné de ce passage une interprétation23 où il opère implicitement la même transposition du terme khalq que celle qu’il envisageait à propos du hadîth sur l’Intellect créé, de sorte que le Calame, qui symbolise ce dernier, est considéré, lui aussi, au degré universel. Selon cette interprétation, la mention de l’Homme faite au second verset vise « l’Homme Universel, identique au Coran » créé « d ’une goutte de sang coagulé » qui n’est autre que « la forme première du Verbe ensemencé, particularisée par la “ coagulation” que comporte la “ descente” ... dont procédera la Forme prophétique muhammadienne dans toute son universalité ». Cette coagulation est due précisément à l’intervention du Calame « symbole masculin dont la fonction est d ’inscrire la Science divine sur la Table G ardée » 24. La fonction de l’Intellect Premier apparaît ainsi essentiellement comme « fixatrice » et « coagulatrice ». L’identité fondamentale du Calame et de l’Intellect est ici d ’autant plus évidente que le terme ‘aql qui, à la différence du verbe ‘aqala (restreindre), ne figure nulle part dans le Coran est représenté d’une certaine façon dans ce passage par ‘alaq (sang coagulé) qui est son anagramme25 ; la relation des deux termes est renforcée par le fait que ‘aql comporte également le sens de « prix du sang ». 

23. Cf. Etudes Traditionnelles, 1953, p. 162-163. 
24. Le Coran, en tant qu’il est un kitâb, c’est-à-dire un écrit « fixé », procède du Calame Suprême. Celui-ci est représenté par la lettre initiale « bâ » qui, selon Michel Vâlsan, est un symbole de l’Intellect créé (cf. Etudes Traditionnelles, 1963, p. 260-261). En revanche, au point de vue de la réalisation il s’identifie au Cœur divin par la multitude illimitée des lectures et des significations qu’il comporte. 
25. Cette ishâra est indiquée par Ibn Arabî dans son commentaire de la « prosternation coranique » correspondant au dernier verset de la sourate (Cor., 96,\9). Il écrit en effet : « C ’est la prosternation de l’intellect Premier (al-‘aql al-awwal) qui figure dans la Sourate “ Le Sang coagulé” (sûrat a!-‘alaq) » ; cf. Futûhât, chap. 69, vol. 7, p. 436 de l’éd. O. Yahya.

Dans le domaine de la manifestation individuelle, al- ‘aql correspond à l’aspect créé de l’Axe vertical. Sa fonction « fixatrice » explique son lien avec la notion de « Loi ». A la fin du cycle, pour des raisons d’opportunité et d’efficacité spirituelle, la guidance des communautés humaines s’effectue au moyen des Lois sacrées : la sharî'a se substitue au ‘aql salîm, P« intellect sain », qui représente la sagesse primordiale. Dans l’état originel, celui-ci reconnaît spontanément sa dépendance à l’égard du Principe divin et de l’Esprit universel ; il s’identifie à la condition première de l’homme qui détermine la loi fondamentale de l’état dont il est le centre. A ce point de vue, l’Intellect Premier apparaît comme un aspect fondamental du « Cœur du Monde », représenté dans l’ordre prophétique par l’Adam primordial. Michel Vâlsan y a fait une allusion très claire : « Adam est la personnification de l’Intellect macrocosmique dans le monde de l’homme, et ceci l’assimile au “ Roi du Monde” qui représente et personnifie dans le Manvantara le Manu primordial et universel que Guénon définissait... comme “ l’Intelligence cosmique qui y réfléchit la Volonté divine et y exprime l’Ordre universel” » 26. De son côté, Ibn Arabî précise que l’Insufflation divine dans la forme de l’Intellect créé a conféré à ce dernier « l’ensemble des sciences cosmiques (relatives à notre monde) jusqu’au Jour de la Résurrection » ; il a obtenu ainsi « la primordialité dans le domaine de l’existence contingente » car il est « le principe (actif) de l’existence du monde » 27. lect Premier (al-‘aql al-awwal) qui figure dans la Sourate “ Le Sang coagulé” (sûrat a!-‘alaq) » ; cf. Futûhât, chap. 69, vol. 7, p. 436 de l’éd. O. Yahya. 

26. L ’Islam et la fonction de René Guénon, p. 148. 
27. Futûhât, chap. 198, le 11e des 50 paragraphes. Selon Ibn Arabî, la Forme divine est, soit totale, et il s’agit alors de la Forme de l’Homme ; soit non-totale, et il s’agit alors de la Forme de l’Intellect. A la différence de ce dernier qui représente uniquement le principe actif et la dimension verticale, l’Homme a été créé par les deux Mains d’Allâh (cf. Cor., 38,15) : c’est pourquoi il réunit tous les Noms divins ; c’est pourquoi aussi la réalisation de l’Homme Universel est symbolisée par la Croix. Dans le Triangle de l ’Androgyne, l’Homme correspond à l’ensemble de la figure de sorte qu’il intègre le principe féminin représenté par le triangle inversé central. En revanche, l’Intellect correspond à l’Axe envisagé plus spécialement en tant que « dimension verticale » (tûl). La dimension horizontale complémentaire fa rd ) est figurée alors par la base du Triangle, symbole de la Table Gardée, c’est-à-dire de la science « fixée » et « écrite » pour l’ensemble du cycle humain. Tout comme le nom d’Adam, le terme tûl a pour nombre 45. Initiatiquement, le point de vue du « complémentarisme » indique que l’intégration des deux dimensions n’est pas pleinement réalisée, ce qui entraîne à la fois la subordination du 'aql et la nécessité métaphysique de l’« union ».

A propos des formes intelligibles qui procèdent de l’Intellect en mode essentiel, Ibn Arabî utilise, dans le même passage, l’expression ‘aql mujarrad, c’est-à-dire celle-là même que Michel Vâlsan a choisie pour qualifier en termes islamiques la fonction de René Guénon. Cette dénomination est en réalité la marque d’une disposition « naturelle » 28 et d ’une qualification primordiale tout à fait exceptionnelles. Le « pur Intellect » est le réceptacle privilégié de l’inspiration et de la sagesse originelles et aussi, dans le cas d’une révélation faite au Cœur, l’instrument par lequel celle-ci est communiquée et expliquée aux hommes29. 

28. Michel Vâlsan a évoqué à ce propos les « matrices de la Sagesse » ; cf. Etudes Traditionnelles, 1951, p. 217. 
29. Ce double aspect se rattache nécessairement, en Islam, au modèle prophétique. Le premier est illustré dans le commentaire akbarien de la prosternation coranique correspondant au verset final de la Sourate « Le Sang coagulé » (cf. supra, note 25) : « Attention ! Ne lui obéis pas, mais prosterne-toi et rapproche-toi ! » Selon l’interprétation d’Ibn Arabî, il s’agit d ’« une prosternation effectuée suite à une directive procédant d’une contemplation directe, et qui comporte un retour vers Allâh ». Elle est accomplie « en vue de rechercher la proximité d ’Allâh le Très-Haut et fait suite à une Parole (divine) de mise en garde et d ’empêchement : A ttention ! à ce qu’a entrepris celui qui ne croit pas en Allâh et au Jour dernier... », c’est-à-dire Abû Jahl qui avait voulu empêcher le Prophète — sur lui la Grâce et la Paix ! — de faire la Prière rituelle, «... Son Seigneur lui dit : prosterne-toi et rapproche-toi de Moi ; tu seras préservé ainsi de ce qu’il veut obtenir de toi et tu seras en sécurité à l’égard de la calamité que cela comporterait ». Les mots « Son Seigneur lui dit » se rapportent sans aucun doute au Prophète — sur lui la Grâce et la Paix ! — qui est assimilé, dans ce commentaire, à l’Intellect Premier. Le second aspect est illustré, quant à lui, par un passage du chapitre 72 des Futûhât que nous avons reproduit dans notre ouvrage sur le Pèlerinage (p. 174) : la fonction de l’Intellect y est comparée à celle de l’Envoyé (rasûl) qui est, par excellence, celle de Muhammad — sur lui la Grâce et la Paix ! — ; rappelons, à cet égard, que, dans le symbolisme de la Kaaba, l’Angle de la Pierre Noire correspond à la fois à Muhammad — sur lui la Grâce et la Paix ! — parmi les Prophètes et à la risâla dans l’ordre des fonctions traditionnelles.

Sa fonction présente enfin, pour les raisons que nous venons d’indiquer, un rapport spécial avec le Dépôt de science sacrée relatif au « monde de l’homme» et, par là-même, avec l’avènement du troisième Sceau, ainsi que nous le préciserons dans les pages qui suivent.

René Guénon et l’avènement du troisième sceau, C A Gilis
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