Seul Dieu a le pouvoir d’ôter les voiles de vos yeux, et vous ne trouverez pas de réponses ici, à moins qu'Il ne le veuille.

28 mai 2018

René Guénon : « La Métaphysique »



Nous devons déclarer tout d’abord que, quand nous employons le terme de « métaphysique » comme nous le faisons, peu nous importe son origine historique, qui est quelque peu douteuse, et qui serait purement fortuite s’il fallait admettre l’opinion, d’ailleurs assez peu vraisemblable à nos yeux, d’après laquelle il aurait servi tout d’abord à désigner simplement ce qui venait « après la physique » dans la collection des œuvres d’Aristote. Nous n’avons pas davantage à nous préoccuper des acceptions diverses et plus ou moins abusives que certains ont pu juger bon d’attribuer à ce mot à une époque ou à une autre ; ce ne sont point là des motifs suffisants pour nous le faire abandonner, car, tel qu’il est, il est trop bien approprié à ce qu’il doit normalement désigner, autant du moins que peut l’être un terme emprunté aux langues occidentales. En effet, son sens le plus naturel, même étymologiquement, est celui suivant lequel il désigne ce qui est « au delà de la physique », en entendant d’ailleurs ici par « physique », comme le faisaient toujours les anciens, l’ensemble de toutes les sciences de la nature, envisagé d’une façon tout à fait générale, et non pas simplement une de ces sciences en particulier, selon l’acception restreinte qui est propre aux modernes. C’est donc avec cette interprétation que nous prenons ce terme de métaphysique, et il doit être bien entendu une fois pour toutes que, si nous y tenons, c’est uniquement pour la raison que nous venons d’indiquer, et parce que nous estimons qu’il est toujours fâcheux d’avoir recours à des néologismes en dehors des cas de nécessité absolue.


Nous dirons maintenant que la métaphysique, ainsi comprise, est essentiellement la connaissance de l’universel, ou, si l’on veut, des principes d’ordre universel, auxquels seuls convient d’ailleurs proprement ce nom de principes ; mais nous ne voulons pas donner vraiment par là une définition de la métaphysique, ce qui est rigoureusement impossible, en raison de cette universalité même que nous regardons comme le premier de ses caractères, celui dont dérivent tous les autres. En réalité, ne peut être défini que ce qui est limité, et la métaphysique est au contraire, dans son essence même, absolument illimitée, ce qui, évidemment, ne nous permet pas d’en enfermer la notion dans une formule plus ou moins étroite ; une définition serait ici d’autant plus inexacte qu’on s’efforcerait de la rendre plus précise. »

[…]

« Donc, quand il s’agit de métaphysique, ce qui peut changer avec les temps et les lieux, ce sont seulement les modes d’exposition, c’est-à-dire les formes plus ou moins extérieures dont la métaphysique peut être revêtue, et qui sont susceptibles d’adaptations diverses, et c’est aussi, évidemment, l’état de connaissance ou d’ignorance des hommes, ou du moins de la généralité d’entre eux, à l’égard de la métaphysique véritable ; mais celle-ci reste toujours, au fond, parfaitement identique à elle-même, car son objet est essentiellement un, ou plus exactement « sans dualité », comme le disent les Hindous, et cet objet, toujours par là même qu’il est « au delà de la nature », est aussi au delà du changement : c’est ce que les Arabes expriment en disant que « la doctrine de l’Unité est unique ». Allant encore plus loin dans l’ordre des conséquences, nous pouvons ajouter qu’il n’y a absolument pas de découvertes possibles en métaphysique, car, dès lors qu’il s’agitd’un mode de connaissance qui n’a recours à l’emploi d’aucun moyen spécial et extérieur d’investigation, tout ce qui est susceptible d’être connu peut l’avoir été également par certains hommes à toutes les époques ; et c’est bien là, effectivement, ce qui ressort d’un examen profond des doctrines métaphysiques traditionnelles. »

[…]

« en métaphysique, il ne s’agit point, comme dans l’ordre du relatif et du contingent, de « croyances » ou d’« opinions » plus ou moins variables et changeantes, parce que plus ou moins douteuses, mais exclusivement de certitude permanente et immuable. »

[…]

« La métaphysique exclut donc nécessairement toute conception d’un caractère hypothétique, d’où il résulte que les vérités métaphysiques, en elles-mêmes, ne sauraient être aucunement contestables ; par suite, s’il peut y avoir lieu parfois à discussion et à controverse, ce ne sera jamais que par l’effet d’une exposition défectueuse ou d’une compréhension imparfaite de ces vérités. D’ailleurs, toute exposition possible est ici nécessairement défectueuse, parce que les conceptions métaphysiques, par leur nature universelle, ne sont jamais totalement exprimables, ni même imaginables, ne pouvant être atteintes dans leur essence que par l’intelligence pure et « informelle » ; elles dépassent immensément toutes les formes possibles, et spécialement les formules où le langage voudrait les enfermer, formules toujours inadéquates qui tendent à les restreindre, et par là à les dénaturer. Ces formules, comme tous les symboles, ne peuvent que servir de point de départ, de « support » pour ainsi dire, pour aider à concevoir ce qui demeure inexprimable en soi, et c’est à chacun de s’efforcer de le concevoir effectivement selon la mesure de sa propre capacité intellectuelle, suppléant ainsi, dans cette même mesure précisément, aux imperfections fatales de l’expression formelle et limitée ; il est d’ailleurs évident que ces imperfections atteindront leur maximum lorsque l’expression devra se faire dans des langues qui, comme les langues européennes, surtout modernes, semblent aussi peu faites que possible pour se prêter à l’exposition des vérités métaphysiques.»

[…]

« De même, si l’on veut parler du moyen de la connaissance métaphysique, ce moyen ne pourra faire qu’un avec la connaissance même, en laquelle le sujet et l’objet sont essentiellement unifiés ; c’est dire que ce moyen, si toutefois il est permis de l’appeler ainsi, ne peut être rien de tel que l’exercice d’une faculté discursive comme la raison humaine individuelle. Il s’agit, nous l’avons dit, de l’ordre supra-individuel, et, par conséquent, supra-rationnel, ce qui ne veut nullement dire irrationnel : la métaphysique ne saurait être contraire à la raison, mais elle est au-dessus de la raison, qui ne peut intervenir là que d’une façon toute secondaire, pour la formulation et l’expression extérieure de ces vérités qui dépassent son domaine et sa portée. Les vérités métaphysiques ne peuvent être conçues que par une faculté qui n’est plus de l’ordre individuel, et que le caractère immédiat de son opération permet d’appeler intuitive, mais, bien entendu, à la condition d’ajouter qu’elle n’a absolument rien de commun avec ce que certains philosophes contemporains appellent intuition, faculté purement sensitive et vitale qui est proprement au-dessous de la raison, et non plus au-dessus d’elle. Il faut donc, pour plus de précision, dire que la faculté dont nous parlons ici est l’intuition intellectuelle, dont la philosophie moderne a nié l’existence parce qu’elle ne la comprenait pas, à moins qu’elle n’ait préféré l’ignorer purement et simplement ; on peut encore la désigner comme l’intellect pur, suivant en cela l’exemple d’Aristote et de ses continuateurs scolastiques, pour qui l’intellect est en effet ce qui possède immédiatement la connaissance des principes. Aristote déclare expressément que « l’intellect est plus vrai que la science », c’est-à-dire en somme que la raison qui construit la science, mais que « rien n’est plus vrai que l’intellect », car il est nécessairement infaillible par là même que son opération est immédiate, et, n’étant point réellement distinct de son objet, il ne fait qu’un avec la vérité même. Tel est le fondement essentiel de la certitude métaphysique ; et l’on voit par là que l’erreur ne peut s’introduire qu’avec l’usage de la raison, c’est-à-dire dans la formulation des vérités conçues par l’intellect, et cela parce que la raison est évidemment faillible par suite de son caractère discursif et médiat. D’ailleurs, toute expression étant nécessairement imparfaite et limitée, l’erreur y est dès lors inévitable quant à la forme, sinon quant au fond : si rigoureuse qu’on veuille rendre l’expression, ce qu’elle laisse en dehors d’elle est toujours beaucoup plus que ce qu’elle peut enfermer ; mais une telle erreur peut n’avoir rien de positif comme telle et n’être en somme qu’une moindre vérité, résidant seulement dans une formation partielle et incomplète de la vérité totale.

On peut maintenant se rendre compte de ce qu’est, dans son sens le plus profond, la distinction de la connaissance métaphysique et de la connaissance scientifique : la première relève de l’intellect pur, qui a pour domaine l’universel ; la seconde relève de la raison, qui a pour domaine le général, car, comme l’a dit Aristote, « il n’y a de science que du général ». Il ne faut donc aucunement confondre l’universel et le général, comme cela arrive trop souvent aux logiciens occidentaux, qui d’ailleurs ne s’élèvent jamais réellement au dessus du général, même quand ils lui donnent abusivement le nom d’universel. »

[…]

« Du reste, pourquoi les Occidentaux modernes, quand ils croient penser à l’Infini, se représentent-ils presque toujours un espace, qui ne saurait être qu’indéfini, et pourquoi confondent-ils invinciblement l’éternité, qui réside essentiellement dans le « non-temps », si l’on peut s’exprimer ainsi, avec la perpétuité, qui n’est qu’une extension indéfinie du temps, alors que de semblables méprises n’arrivent point aux Orientaux ? C’est que la mentalité occidentale, tournée à peu près exclusivement vers les choses sensibles, fait une confusion constante entre concevoir et imaginer, à tel point que ce qui n’est susceptible d’aucune représentation sensible lui paraît véritablement impensable par là même ; et, chez les Grecs déjà, les facultés imaginatives étaient prépondérantes. C’est là, évidemment, tout le contraire de la pensée pure ; dans ces conditions, il ne saurait y avoir d’intellectualité au sens vrai de ce mot, ni, par conséquent, de métaphysique possible.

René Guénon,

« Introduction générale à l’étude des doctrines Hindoues » (1921)

Extraits du Chapitre V (Deuxième partie): Caractères essentiels de la métaphysique

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