Seul Dieu a le pouvoir d’ôter les voiles de vos yeux, et vous ne trouverez pas de réponses ici, à moins qu'Il ne le veuille.

01 mai 2018

René Guénon - Fonction du sacerdoce et de la royauté



Le pouvoir spirituel et le pouvoir temporel




L’opposition des deux pouvoirs spirituel et temporel, sous une forme ou sous une autre, se rencontre à peu près chez tous les peuples, ce qui n’a rien de surprenant, puisqu’elle correspond à une loi générale de l’histoire humaine, se rattachant d’ailleurs à tout l’ensemble de ces « lois cycliques » auxquelles, dans presque tous nos ouvrages, nous avons fait de fréquentes allusions.
Pour les périodes les plus anciennes, cette opposition se trouve habituellement, dans les données traditionnelles, exprimée sous une forme symbolique, comme nous l’avons déjà indiqué précédemment en ce qui concerne les Celtes ; mais ce n’est pas cet aspect de la question que nous nous proposons spécialement de développer ici. Nous retiendrons surtout, pour le moment, deux exemples historiques, pris l’un en Orient et l’autre en Occident : dans l’Inde, l’antagonisme dont il s’agit se rencontre sous la forme de la rivalité des Brâhmanes et des Kshatriyas, dont nous aurons à retracer quelques épisodes : dans l’Europe du moyen âge, elle apparaît surtout comme ce qu’on a appelé la querelle du Sacerdoce et de l’Empire, bien qu’elle ait eu aussi alors d’autres aspects plus particuliers, mais non moins caractéristiques, comme on le verra par la suite1. Il ne serait d’ailleurs que trop facile de constater que la même lutte se poursuit encore de nos jours, quoique, du fait du désordre moderne et du « mélange des castes », elle se complique d’éléments hétérogènes qui peuvent la dissimuler parfois aux regards d’un observateur superficiel. 

[1] On pourrait sans peine trouver bien d’autres exemples, notamment en Orient : en chine, les luttes qui se produisirent à certaines époques entre les Taoïstes et les Confucianistes, dont les doctrines respectives se rapportent aux domaines des deux pouvoirs, comme nous l’expliquerons plus loin ; au Thibet, l’hostilité témoignée d’abord par les rois au Lamaïsme, qui finit d ailleurs, non seulement par triompher, mais par absorber complètement le pouvoir temporel dans l’organisation « théocratique » qui existe encore actuellement. 


Ce n’est pas qu’on ait contesté, généralement du moins et en dehors de certains cas extrêmes, que ces deux pouvoirs, que nous pouvons appeler le pouvoir sacerdotal et le pouvoir royal, car ce sont là leurs véritables dénominations traditionnelles, aient l’un et l’autre leur raison d’être et leur domaine propre. En somme, le débat ne porte habituellement que sur la question des rapports hiérarchiques qui doivent exister entre eux ; c’est une lutte pour la suprématie, et cette lutte se produit invariablement de la même façon : nous voyons les guerriers, détenteurs du pouvoir temporel, après avoir été tout d’abord soumis à l’autorité spirituelle, se révolter contre elle, se déclarer indépendants de toute puissance supérieure, ou même chercher à se subordonner cette autorité dont ils avaient pourtant, à l’origine, reconnu tenir leur pouvoir, et à en faire un instrument au service de leur propre domination. Cela seul peut suffire à montrer qu’il doit y avoir, dans une telle révolte, un renversement des rapports normaux ; mais on le voit encore beaucoup plus clairement en considérant ces rapports comme étant, non pas simplement ceux de deux fonctions sociales plus ou moins nettement définies et dont chacune peut avoir la tendance assez naturelle à empiéter sur l’autre, mais ceux des deux domaines dans lesquels s’exercent respectivement ces fonctions ; ce sont, en effet, les relations de ces domaines qui doivent logiquement déterminer celles des pouvoirs correspondants. 


Cependant, avant d’aborder directement ces considérations, nous devons encore formuler quelques observations qui en faciliteront la compréhension, en précisant le sens de certains des termes dont nous aurons à nous servir constamment ; et cela est d’autant plus nécessaire que ces termes, dans l’usage courant, ont pris une signification assez vague et parfois bien éloignée de leur acception première. Tout d’abord, si nous parlons de deux pouvoirs, et si nous pouvons le faire dans les cas où il y a lieu, pour des raisons diverses, de garder entre eux une sorte de symétrie extérieure, nous préférons pourtant, le plus souvent, et pour mieux marquer la distinction, employer, pour l’ordre spirituel, le mot d’« autorité », plutôt que celui de « pouvoir », qui est alors réservé à l’ordre temporel, auquel il convient plus proprement quand on veut l’entendre au sens strict. En effet, ce mot de « pouvoir » évoque presque inévitablement l’idée de puissance ou de force, et surtout d’une force matérielle2, d’une puissance qui se manifeste visiblement au dehors et s’affirme par l’emploi de moyens extérieurs et tel est bien, par définition même, le pouvoir temporel3. Au contraire, l’autorité spirituelle, intérieure par essence, ne s’affirme que par elle-même, indépendamment de tout appui sensible, et s’exerce en quelque sorte invisiblement ; si l’on peut encore parler ici de puissance ou de force, ce n’est que par transposition analogique, et, du moins dans le cas d’une autorité spirituelle à l’état pur, si l’on peut dire, il faut bien comprendre qu’il s’agit alors d’une puissance tout intellectuelle, dont le nom est « sagesse », et de la seule force de la vérité4. 

[2] On pourrait d’ailleurs faire rentrer aussi dans cette notion la force de la volonté, qui n’est pas « matérielle » au sens strict du mot mais qui, pour nous, est encore du même ordre, puisqu’elle est essentiellement orientée vers l’action. 

[3] Le nom de la caste des Kshatriyas est dérivé de kshatra qui signifie «force». 

[4] En hébreu, la distinction que nous indiquons ici est marquée par l’emploi de racines qui se correspondent, mais qui diffèrent par la présence des lettres kaph et qoph lesquelles sont respectivement, par leur interprétation hiéroglyphique, les signes de la force spirituelle et de la force matérielle, d’où, d’une part, les sens de vérité, sagesse, connaissance, et, de l’autre, ceux de puissance, possession, domination : telles sont les racines et hak et haq, kan et qan, les premières formes désignant les attributions du pouvoir sacerdotal, et les secondes celles du pouvoir royal (voir Le Roi du Monde, ch. VI) 


Ce qui demande aussi à être expliqué, et même un peu plus longuement, ce sont les expressions, que nous avons employées tout à l’heure, de pouvoir sacerdotal et de pouvoir royal ; que faut-il entendre ici exactement par sacerdoce et par royauté ? Pour commencer par cette dernière, nous dirons que la fonction royale comprend tout ce qui, dans l’ordre social, constitue le « gouvernement » proprement dit, et cela quand bien même ce gouvernement n’aurait pas la forme monarchique ; cette fonction, en effet, est celle qui appartient en propre à toute la caste des Kshatriyas, et le roi n’est que le premier parmi ceux-ci. La fonction dont il s’agit est double en quelque sorte : administrative et judiciaire d’une part, militaire de l’autre, car elle doit assurer le maintien de l’ordre à la fois au dedans, comme fonction régulatrice et équilibrante, et au dehors, comme fonction protectrice de l’organisation sociale ; ces deux éléments constitutifs du pouvoir royal sont, dans diverses traditions, symbolisés respectivement par la balance et l’épée. On voit par là que pouvoir royal est bien réellement synonyme de pouvoir temporel, même en prenant ce dernier dans toute l’extension dont il est susceptible ; mais l’idée beaucoup plus restreinte que l’Occident moderne se fait de la royauté peut empêcher que cette équivalence apparaisse immédiatement, et c’est pourquoi il était nécessaire de formuler dès maintenant cette définition, qui ne devra jamais être perdue de vue par la suite. 


Quant au sacerdoce, sa fonction essentielle est la conservation et la transmission de la doctrine traditionnelle, dans laquelle toute organisation sociale régulière trouve ses principes fondamentaux ; cette fonction, d’ailleurs, est évidemment indépendante de toutes les formes spéciales que peut revêtir la doctrine pour s’adapter, dans son expression, aux conditions particulières de tel peuple ou de telle époque, et qui n’affectent en rien le fond même de cette doctrine, lequel demeure partout et toujours identique et immuable, dès lors qu’il s’agit de traditions authentiquement orthodoxes. Il est facile de comprendre que la fonction du sacerdoce n’est pas précisément celle que les conceptions occidentales, aujourd’hui surtout, attribuent au « clergé » ou aux « prêtres », ou que du moins, si elle peut être cela dans une certaine mesure et dans certains cas, elle peut aussi être bien autre chose. En effet, ce qui possède proprement le caractère « sacré », c’est la doctrine traditionnelle et ce qui s’y rapporte directement, et cette doctrine ne prend pas nécessairement la forme religieuse5 ; « sacré » et « religieux » ne s’équivalent donc nullement, et le premier de ces deux termes est beaucoup plus étendu que le second ; si la religion fait partie du domaine « sacré », celui-ci comprend des éléments et des modalités qui n’ont absolument rien de religieux ; et le sacerdoce, comme son nom l’indique, se rapporte, sans aucune restriction, à tout ce qui peut véritablement être dit « sacré ». 

[5] On verra d’ailleurs plus loin pourquoi la forme religieuse proprement dite est particulière à l’Occident. 


La vraie fonction du sacerdoce est donc, avant tout, une fonction de connaissance et d’enseignement6, et c’est pourquoi, comme nous le disions plus haut, son attribut propre est la sagesse ; assurément, certaines autres fonctions plus extérieures, comme l’accomplissement des rites, lui appartiennent également, parce qu’elles requièrent la connaissance de la doctrine, en principe tout au moins, et participent du caractère « sacré » qui est inhérent à celle-ci ; mais ces fonctions ne sont que secondaires, contingentes et en quelque sorte accidentelles7. 

[6] C’est en raison de cette fonction d’enseignement que, dans le Purusha-sûkta du Rig-Vêda, les Brâhmanes sont représentés comme correspondant à la bouche de Purusha, envisagé comme l’« Homme Universel », tandis que les Kshatriyas correspondent à ses bras, parce que leurs fonctions se rapportent essentiellement à l’action. 

[7] Parfois, l’exercice des fonctions intellectuelles d’une part et rituelles de l’autre a donné naissance, dans le sacerdoce même, à deux divisions ; on en trouve un exemple très net au Thibet : « La première des deux grandes divisions comprend ceux qui préconisent l’observation des préceptes moraux et des règles monastiques comme moyen de salut ; la seconde englobe tous ceux qui préfèrent une méthode purement intellectuelle (appelée « voie directe »), affranchissant celui qui la suit de toutes lois, quelles qu’elles soient. Il s’en faut qu’une cloison parfaitement étanche sépare les adhérents de ces deux systèmes. Bien rares sont les religieux attachés au premier qui ne reconnaissent pas que la vie vertueuse et la discipline des observances monastiques, tout excellentes et, en bien des cas, indispensables qu’elles soient, ne constituent pourtant qu’une simple préparation à une voie supérieure. Quant aux partisans du second système, tous, sans exception croient pleinement aux effets bienfaisants d’une stricte fidélité aux lois morales et à celles qui sont spécialement édictée pour les membres du Sangha (communauté bouddhique). De plus, tous aussi sont unanimes à déclarer que la première des deux méthodes est la plus recommandable pour la majorité des individus » (Alexandra David-Neel, Le Thibet mystique, dans la Revue de Paris, 15 février 1928). Nous avons tenu à reproduire textuellement ce passage, bien que certaines des expressions qui y sont employées appellent quelques réserves : ainsi, il n’y a pas là deux « systèmes », qui, comme tels, s’excluraient forcément ; mais le rôle de moyens contingents qui est celui des rites et des observances de toutes sortes et leur subordination par rapport à la voie purement intellectuelle y sont définis très nettement, et d’une façon qui, d’autre part, est exactement conforme aux enseignements de la doctrine hindoue sur le même sujet.


Si, dans le monde occidental, l’accessoire semble ici être devenu la fonction principale, sinon même unique, c’est que la nature réelle du sacerdoce y est à peu près complètement oubliée ; c’est là un des effets de la déviation moderne, négatrice de l’intellectualité8, et qui, si elle n’a pu faire disparaître tout enseignement doctrinal, l’a du moins « minimisé » et rejeté au dernier plan. Qu’il n’en ait pas toujours été ainsi, le mot même de « clergé » en fournit la preuve, car, originairement, « clerc » ne signifie pas autre chose que « savant »9, et il s’oppose à « laïque », qui désigne l’homme du peuple, c’est-à-dire du « vulgaire », assimilé à l’ignorant ou au « profane », à qui on ne peut demander que de croire ce qu’il n’est pas capable de comprendre, parce que c’est là le seul moyen de le faire participer à la tradition dans la mesure de ses possibilités10. Il est même curieux de noter que les gens qui, à notre époque, se font gloire de se dire « laïques » tout aussi bien que ceux qui se plaisent à s’intituler « agnostiques », et d’ailleurs ce sont souvent les mêmes, ne font en cela que se vanter de leur propre ignorance ; et, pour qu’ils ne se rendent pas compte que tel est le sens des étiquettes dont ils se parent, il faut que cette ignorance soit en effet bien grande et vraiment irrémédiable. 

[8] Nous pensons qu’il est presque superflu de rappeler que nous prenons toujours ce mot dans le sens où il se rapporte à l’intelligence pure et à la connaissance supra-rationnelle. 

[9] Ce n’est pas qu’il soit légitime d’étendre la signification du mot « clerc » comme l’a fait M. Julien Benda dans son livre, La Trahison des Clercs, car cette extension implique la méconnaissance d’une distinction fondamentale, celle même de la « connaissance sacrée » et du « savoir profane » ; la spiritualité et l’intellectualité n’ont certainement pas le même sens pour M. Benda que pour nous, et il fait entrer dans le domaine qu’il qualifie de spirituel bien des choses qui, à nos yeux, sont d’ordre purement temporel et humain, ce qui ne doit pas, d’ailleurs, nous empêcher de reconnaître qu’il y a dans son livre des considérations fort intéressantes et justes à bien des égards. 

[10] La distinction qui est faite dans le Catholicisme entre l’« Église enseignante » et l’« Église enseignée » devait être précisément une distinction entre « ceux qui savent » et « ceux qui croient » ; elle est cela en principe, mais, dans l’état présent des choses, l’est-elle encore en fait ? Nous nous bornons à poser la question, car ce n’est pas à nous qu’il appartient de la résoudre, et d’ailleurs nous n’en avons pas les moyens ; en effet, si bien des indices nous font craindre que la réponse ne doive être négative, nous ne prétendons pourtant pas avoir une connaissance complète de l’organisation actuelle de l’église catholique., et nous ne pouvons qu’exprimer le souhait qu’il existe encore, dans son intérieur, un centre où se conserve intégralement, non seulement la « lettre », mais l’« esprit » de la doctrine traditionnelle. 


Si le sacerdoce est, par essence, le dépositaire de la connaissance traditionnelle, ce n’est pas à dire qu’il en ait le monopole, puisque sa mission est, non seulement de la conserver intégralement, mais aussi de la communiquer à tous ceux qui sont aptes à la recevoir, de la distribuer en quelque sorte hiérarchiquement suivant la capacité intellectuelle de chacun. Toute connaissance de cet ordre a donc sa source dans l’enseignement sacerdotal, qui est l’organe de sa transmission régulière ; et ce qui apparaît comme plus particulièrement réservé au sacerdoce, en raison de son caractère de pure intellectualité, c’est la partie supérieure de la doctrine, c’est-à-dire la connaissance des principes mêmes, tandis que le développement de certaines applications convient mieux aux aptitudes des autres hommes, que leurs fonctions propres mettent en contact direct et constant avec le monde manifesté, c’est-à-dire avec le domaine auquel se rapportent ces applications. C’est pourquoi nous voyons dans l’Inde, par exemple, que certaines branches secondaires de la doctrine ont été étudiées plus spécialement par les Kshatriyas, tandis que les Brâhmanes n’y attachent qu’une importance très relative, leur attention étant sans cesse fixée sur l’ordre des principes transcendants et immuables, dont tout le reste n’est que conséquences accidentelles, ou, si l’on prend les choses en sens inverse, sur le but suprême par rapport auquel tout le reste n’est que moyens contingents et subordonnés11. Il existe même des livres traditionnels qui sont particulièrement destinés à l’usage des Kshatriyas, parce qu’ils présentent des aspects doctrinaux adaptés à leur nature propre12 ; il y a des « sciences traditionnelles » qui conviennent surtout aux Kshatriyas, tandis que la métaphysique pure est l’apanage des Brâhmanes13. Il n’y a là rien que de parfaitement légitime, car ces applications ou adaptations font aussi partie de la connaissance sacrée envisagée dans son intégralité, et d’ailleurs, bien que la caste sacerdotale ne s’y intéresse pas directement pour son propre compte, elles sont néanmoins son œuvre, puisqu’elle seule est qualifiée pour en contrôler la parfaite conformité avec les principes. Seulement, il peut arriver que les Kshatriyas, quand ils entrent en révolte contre l’autorité spirituelle, méconnaissent le caractère relatif et subordonné de ces connaissances, qu’en même temps ils les considèrent comme leur bien propre et nient les avoir reçues des Brâhmanes, et qu’enfin ils aillent même jusqu’à les prétendre supérieures à celles qui sont la possession exclusive de ces derniers. Ce qui résulte de là, c’est, dans les conceptions des Kshatriyas révoltés, le renversement des rapports normaux entre les principes et leurs applications, ou même parfois, dans les cas les plus extrêmes, la négation pure et simple de tout principe transcendant ; c’est donc, dans tous les cas, la substitution de la « physique » à la « métaphysique », en entendant ces mots dans leur sens rigoureusement étymologique, ou, en d’autres termes, ce qu’on peut appeler le « naturalisme », ainsi qu’on le verra mieux encore par la suite14. 

[11] Nous avons déjà eu ailleurs l’occasion de signaler un cas auquel s’applique ce que nous disons ici : tandis que les Brâhmanes se sont toujours attachés à peu près exclusivement, du moins pour leur usage personnel, à la réalisation immédiate de la « Délivrance » finale, les Kshatriyas ont développé de préférence l’étude des états conditionnés et transitoire qui correspondent aux divers stades des deux « voies du monde manifesté », appelées dêva-yâna et pitri-yâna (L’Homme et son devenir selon le Vêdânta, 3e édition, ch. XXI). 

[12] Tel est, dans l’Inde, le cas des Itihâsas et des Purânas, tandis que l’étude du Vêda concerne proprement les Brâhmanes, parce que c’est là le principe de toute la connaissance sacrée ; on verra d’ailleurs plus loin que la distinction des objets d’étude convenant aux deux castes correspond, d’une façon générale, à celle des deux parties de la tradition qui dans la doctrine hindoue, sont appelées Shruti et Smriti. 

[13] Nous parlons toujours des Brâhmanes et des Kshatriyas pris dans leur ensemble ; s’il y a des exceptions individuelles, elles ne portent aucune atteinte au principe même des castes, et elles prouvent seulement que l’application de ce principe ne peut être qu’approximative, surtout dans les conditions qui sont celles du Kali-Yuga. 

[14] Bien que nous parlions ici de Brâhmanes et de Kshatriyas, parce que l’emploi de ces mots facilite grandement l’expression des choses dont il s’agit, il doit être bien entendu que tout ce que nous disons ici ne s’applique pas uniquement à l’Inde ; et la même remarque vaudra toutes les fois que nous emploierons ainsi ces mêmes termes sans nous référer expressément à la forme traditionnelle hindoue ; nous nous expliquerons d’ailleurs plus complètement là-dessus un peu plus loin. 


De cette distinction, dans la connaissance sacrée ou traditionnelle, de deux ordres que l’on peut, d’une manière générale, désigner comme celui des principes et celui des applications, ou encore, suivant ce que nous venons de dire, comme l’ordre « métaphysique » et l’ordre « physique », était dérivée, dans les mystères antiques, en Occident aussi bien qu’en Orient, la distinction de ce qu’on appelait les « grands mystères » et les « petits mystères », ceux-ci comportant en effet essentiellement la connaissance de la nature, et ceux là la connaissance de ce qui est au delà de la nature15. Cette même distinction correspondait précisément à celle de l’« initiation sacerdotale » et de l’« initiation royale », c’est-à-dire que les connaissances qui étaient enseignées dans ces deux sortes de mystères étaient celles qui étaient regardées comme nécessaires à l’exercice des fonctions respectives des Brâhmanes et des Kshatriyas, ou de ce qui était l’équivalent de ces deux castes dans les institutions des divers peuples16 ; mais, bien entendu, c’est le sacerdoce qui, en vertu de sa fonction d’enseignement, conférait également les deux initiations, et qui assurait ainsi la légitimité effective, non seulement de ses propres membres, mais aussi de ceux de la caste à laquelle appartenait le pouvoir temporel ; et c’est de là, comme nous le verrons, que procède le « droit divin » des rois17. S’il en est ainsi, c’est que la possession des « grands mystères » implique, a fortiori et comme « par surcroît », celle des « petits mystères » ; comme toute conséquence et toute application est contenue dans le principe dont elle procède, la fonction supérieure comporte « éminemment » les possibilités des fonctions inférieures18 ; il en est nécessairement ainsi dans toute hiérarchie véritable, c’est-à-dire fondée sur la nature même des êtres. 

[15] À un point de vue un peu différent, mais néanmoins étroitement lié à celui là, on peut dire aussi que les « petits mystères » concernent seulement les possibilités de l’état humain, tandis que les « grands mystères » concernent les états supra-humains ; par la réalisation de ces possibilités ou de ces états, ils conduisent respectivement au « Paradis terrestre » et au « Paradis céleste », ainsi que le dit Dante dans un texte du De Monarchia que nous citerons plus loin ; et il ne faut pas oublier que, comme le même Dante l’indique assez clairement dans sa Divine Comédie, et comme nous aurons encore l’occasion de le redire par la suite, le « Paradis terrestre » ne doit être considéré, en réalité, que comme une étape sur la voie qui mène au « Paradis céleste ». 

[16] Dans l’ancienne Égypte, dont la constitution était nettement « théocratique », il semble que le roi ait été considéré comme assimilé à la caste sacerdotale par le fait de son initiation aux mystères, et que même il ait été pris parfois parmi les membres de cette caste ; c’est du moins ce qu’affirme Plutarque : « Les rois étaient choisis parmi les prêtres ou parmi les guerriers, parce que ces deux classes, l’une en raison de son courage, l’autre on vertu de sa sagesse, jouissaient d’une estime et d’une considération particulières. Quand le roi était tiré de la classe des guerriers, il entrait dès son élection dans la classe des prêtres ; il était alors initié à cette philosophie où tant de choses, sous des formules et des mythes qui enveloppaient d’une apparence obscure la vérité et la manifestaient par transparence, étaient cachées » (Isis et Osiris, 9, traduction Mario Meunier). On remarquera que la fin de ce passage contient l’indication très explicite du double sens du mot « révélation » (cf. Le Roi du Monde, p. 38). 

[17] Il faut ajouter que, dans l’Inde, la troisième caste, celle des Vaishya, dont les fonctions propres sont celles de l’ordre économique, est admise aussi à une initiation lui donnant droit aux qualifications, qui lui sont ainsi communes avec les deux premières, d’ârya ou « noble » et de dwija ou « deux fois né » ; les connaissances qui lui conviennent spécialement ne représentent d’ailleurs, en principe tout au moins, qu’une portion restreinte des « petits mystères » tels que nous venons de les définir ; mais nous n’avons pas à insister sur ce point, puisque le sujet de la présente étude ne comporte proprement que la considération des rapports des deux premières castes. 

[18] On peut donc dire que le pouvoir spirituel appartient « formellement » à la caste sacerdotale, tandis que le pouvoir temporel appartient « éminemment » à cette même caste sacerdotale et « formellement » à la caste royale. C’est ainsi que, d’après Aristote, les « formes » supérieures contiennent « éminemment » les « formes » inférieures. 


Il est encore un point que nous devons signaler ici, au moins sommairement et sans y insister outre mesure : à côté des expressions d’« initiation sacerdotale » et d’« initiation royale », et pour ainsi dire parallèlement on rencontre aussi celles d’« art sacerdotal » et « art royal », qui désignent la mise en œuvre des connaissances enseignées dans les initiations correspondantes, avec tout l’ensemble des « techniques » relevant de leurs domaines respectifs19. Ces désignations se sont conservées longtemps dans les anciennes corporations, et la seconde, celle d’« art royal », a même eu un destin assez singulier, car elle s’est transmise jusqu’à la Maçonnerie moderne, dans laquelle, cela va sans dire, elle ne subsiste plus, ainsi que beaucoup d’autres termes et symboles, que comme un vestige incompris du passé. Quant à la désignation d’« art sacerdotal », elle a entièrement disparu ; cependant, elle convenait évidemment à l’art des constructeurs des cathédrales du moyen âge, au même titre qu’à celui des constructeurs des temples de l’antiquité ; mais il dut se produire ensuite une confusion des deux domaines, due à une perte au moins partielle de la tradition, conséquence elle-même des empiétements du temporel sur le spirituel ; et c’est ainsi que se perdit jusqu’au nom de l’« art sacerdotal », sans doute vers l’époque de la Renaissance, qui marque en effet, sous tous les rapports, la consommation de la rupture du monde occidental avec ses propres doctrines traditionnelles20. 

[19] Il faut noter à ce propos que, chez les romains, Janus, qui était le dieu de l’initiation aux mystères, était en même temps le dieu des Collegia fabrorum ; ce rapprochement est particulièrement significatif au point de vue de la correspondance que nous indiquons ici. – Sur la transposition par laquelle tout art, aussi bien que toute science, peut recevoir une valeur proprement « initiatique », voir L’Ésotérisme de Dante, pp. 12-15. 

[20] Certains fixent avec précision au milieu du XVe siècle la date de cette perte de l’ancienne tradition, qui entraîna la réorganisation, en 1459, des confréries de constructeurs sur une nouvelle base, désormais incomplète. Il est à remarquer que c’est à partir de cette époque que les églises cessèrent d’être orientées régulièrement, et ce fait a, pour ce dont il s’agît, une importance beaucoup plus considérable qu’on ne pourrait le penser à première vue (cf. Le Roi du Monde, pp. 96 et 128-124). 


(René Guénon - Autorité Spirituelle et Pouvoir Temporel, éd. Guy Trédaniel, Éditions Véga, 1964 - Chapitre II - Fonction du sacerdoce et de la royauté)


Aucun commentaire: